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Page:Féval - L’Avaleur de sabres.djvu/133

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LES HABITS NOIRS

— Tu sais bien que je ne te dis jamais rien.

Il but son verre à petites gorgées, et le reposa sur la table avec un geste de profond dédain.

— Ça ne vaut pas le Johannisberg que nous buvions chez le margrave, mon illustre père, dit-il en riant. J’ai proposé à Saphir une bonne place.

— Celle-là n’a pas besoin de toi, riposta Similor ; elle gagnera toujours ce qu’elle voudra.

Saladin essuya un coin de table avec le journal financier et s’accouda.

— Papa, dit-il, si tu avais un peu plus d’intelligence, tu me serais très utile, car tu as bonne volonté ; c’est l’éducation qui te manque, et le sérieux : je ne ferai jamais rien de toi. Mais il y des moments, pas vrai, reprit-il avec plus d’animation, où l’on a besoin de s’épancher avec n’importe qui ou n’importe quoi…

— On parlerait à son chien ! interrompit Similor amèrement. J’ai vu dans les pièces de théâtre bien des enfants dénaturés, mais jamais un de ta force, petiot.

L’œil d’oiseau de Saladin était fixé sur lui avec une complète sérénité.

— Tais-toi, fit-il encore, on a un cœur. Quand j’aurai les millions, tu seras mon concierge pour le restant de tes jours.

Similor emplit son verre jusqu’au bord.

— Allons, dit-il, étouffant un soupir et faisant de son mieux pour sourire, tu es drôle tout de même, petiot, et j’avais aussi à ton âge le caractère d’un damné farceur. Attrape seulement les millions et puis nous verrons. Quelle place as-tu offerte à mademoiselle Saphir ?

Saladin réfléchissait.

— C’est une histoire à compartiments, murmura-t-il. Faut des mathématiques pour s’y retrouver, par moments. J’ai mon idée, claire comme un soleil, et puis il y a tant et tant de détails que tout à coup je m’y perds. On mange mal ici, c’est vrai, on boit de la piquette et on est logé comme des Auvergnats…

— En plus qu’on doit le loyer, insinua Similor.

— En plus qu’on doit le loyer, répéta Saladin, et pourtant j’ai arraché aux Canada, depuis trois ans, une quantité de dents qui t’étonnerait, ma vieille. En plus encore, sous l’apparence du chou blanc, j’ai réussi pas mal de brocantage dont le produit n’est pas entré à la maison.

— Où donc qu’il est le produit ? demanda Similor, est-ce que tu aurais une affection en ville ?

Son regard, qui raillait cette fois, caressait la joue imberbe de monsieur le marquis.

Celui-ci ne broncha pas et répondit :

— Je ne sais pas trop si j’aime mademoiselle Saphir, ou si je la déteste. Depuis que le monde est monde, il n’y a jamais rien eu de si beau que cette gamine-là. La place que je lui ai offerte, la voici : fille d’une duchesse.

— Duchesse ! comme nous sommes marquis ?

— Fille unique d’une vraie duchesse avec plusieurs centaines de mille de livres de rentes.

— Et elle a refusé ? demanda Similor sans trop d’étonnement.

— Elle a refusé.