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Page:Féval - L’Avaleur de sabres.djvu/140

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L’AVALEUR DE SABRES

vaguement adorée, il fut éloquent et Saphir l’écouta avec des larmes dans les yeux ; quand il voulut plaider pour lui-même, il devint imprudent, et une terreur instinctive s’empara de la fillette.

Nous savons le reste ; Saphir s’enfuit hors de sa cabine et vint se mettre sous la protection du couple Canada.

Mais c’est ici que la véritable valeur de notre héros se révèle.

La situation se présentait dure, honteuse, insoutenable ; tout autre eût courbé la tête, Saladin la redressa.

— Il s’agit d’avaler un sabre, dit-il à Similor ému par la solennité de la convocation ; papa Échalot et la Canada veulent nous faire des misères, c’est l’occasion d’entreprendre un voyage dans la capitale avec argent de poche et pension viagère que je me charge d’obtenir. Fais le mort, c’est moi qui ai la parole.

Similor était subjugué ; il fit le mort et nous avons vu comment Saladin conquit une somme de mille francs avec une rente de cent francs par mois.

À Paris, Saladin attendit bien plus longtemps qu’il ne l’avait craint. Le duc et la duchesse de Chaves étaient revenus en Europe, mais, par un caprice singulier dont le lecteur devinera les motifs, la duchesse entraîna son mari dans un voyage sans fin à travers nos provinces. Ils faisaient leur tour de France, allant de ville en ville comme des compagnons du devoir.

Saladin, qui ne se doutait pas de cela, fouilla Paris pendant trois ans, stupéfait de ne trouver aucune trace. Il fit comme ces généraux habiles et prudents qui emploient les heures de l’attente à fortifier leurs positions ; c’était un Wellington que ce Saladin, et le précautionneux héros de l’Angleterre eût admiré les lignes et les défenses qu’il traça autour de son affaire.

Son affaire changea du reste dix fois d’aspect et de tournure, bien que ce fût toujours la même affaire. Il la fit virer sur son axe, il la considéra sous vingt jours différents, il la posséda si absolument qu’en bonne conscience les millions de monsieur de Chaves ne pouvaient lui échapper sans injustice.

Il ne s’agissait plus que de rencontrer l’ennemi. Voici comment Saladin trouva enfin l’occasion d’en venir aux mains.

Il faisait à la Bourse, en qualité de coulissier pour une somnambule supra-lucide qui demeurait rue Tiquetonne et qui se nommait madame Lubin. L’affluence des somnambules aux environs de la rue Tiquetonne est un des plus curieux mystères de Paris.

Un matin, madame Lubin l’accosta, radieuse, sous les grands arbres de la place de la Bourse, et le chargea d’une série d’opérations en lui disant :

— J’ai déniché une dame qui a égaré un petit bracelet de trente sous, et ça me vaudra ma richesse.

Saladin, toujours en présence de son idée fixe, resta frappé de ce mot. Le soir, entre chien et loup, il alla chez la somnambule sous prétexte de lui rendre compte de ses achats et ventes.

La bonne femme était encore tout occupée de son aubaine.

— L’affaire est belle, dit-elle, quoique la dame soit venue en fiacre avec une manière d’échappé de collège, un mignon garçon, ma foi ! nous avons des personnes qui ne détestent pas la jeunesse. Mais celle-ci est si jolie, si jolie !… Vous savez, pas d’âge, entre vingt-huit et trente-huit ; on ne sait pas. Le jouvenceau s’appelle le comte Hector de Sabran.