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Page:Féval - L’Avaleur de sabres.djvu/149

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LES HABITS NOIRS

— Écoutez-moi, reprit madame de Chaves, nos bons jours sont passés. Avant de partir, monsieur le duc m’a fait comprendre que vos assiduités à l’hôtel lui portaient ombrage.

— Mais ce n’est pas possible ! dit Hector, c’est lui qui a fait naître, c’est lui qui a favorisé ces assiduités, et maintenant que j’ai pour vous, belle cousine, une amitié de frère…

— Dites une tendresse de fils, interrompit madame de Chaves.

— J’ai dit de frère, répéta Hector en rougissant.

Puis il se tut.

La belle duchesse secoua la tête en souriant.

— Voilà le danger, murmura-t-elle, de rester jeune si longtemps. Mais vous me comprenez, Hector. Que monsieur le duc ait tort ou raison, je suis à sa merci ; j’ai besoin de son influence et de sa fortune pour continuer mes recherches.

— Vous parlez, dit Hector qui la regarda d’un air étonné, comme s’il dépendait de mon oncle de changer votre situation.

La duchesse ralentit le pas de son cheval brusquement ; ils étaient à la hauteur de la porte Maillot.

— Vous voulez entrer au bois ? demanda le jeune comte.

— Il y a moins de monde à la porte d’Orléans, répondit madame de Chaves, qui remit son cheval au trot.

Un instant la route se poursuivit en silence.

Hector de Sabran, qui appelait madame la duchesse ma belle cousine et le duc, son mari, mon oncle, était en réalité le neveu propre de monsieur de Chaves, dont la sœur cadette avait épousé, à Rio de Janeiro, monsieur le comte de Sabran, attaché de l’ambassade française sous le règne de Louis-Philippe. Hector était le fruit de cette union ; il avait perdu fort jeune son père et sa mère. À part un cousin du côté paternel qu’on avait nommé son tuteur, il n’avait pas d’autres parents que monsieur de Chaves.

Monsieur de Chaves, à son retour en France, l’avait appelé près de lui ; son accueil avait été tout paternel, et il l’avait présenté à sa femme en disant :

— Lilias, voici le fils de ma sœur chérie dont je vous ai parlé si souvent.

Or, monsieur de Chaves, depuis douze ans que Lilias ou Lily le connaissait, n’avait jamais prononcé le nom de sa sœur chérie.

C’était un étrange caractère que ce monsieur de Chaves. Lily avait dit vrai en parlant de sa bonté ; sa générosité n’avait pas de bornes, mais il semblait parfois qu’il y eût une lacune dans son intelligence et que sa nature morale fût affectée d’une maladie.

Son père, avant lui, avait fait comme lui ; il s’était mésallié. Monsieur le duc de Chaves était le fils d’une créature splendide qui avait ébloui Rio de Janeiro, quelque quarante ans auparavant, et qui était soupçonnée d’avoir du sang mêlé dans les veines

Ce roman de fougueux amour avait eu un dénouement sombre, sur lequel planait, du reste, le mystère le plus complet.

Monsieur de Chaves, le père, avait été trouvé mort dans son lit en un grand vieux château qu’il possédait dans la province de Coïmbre, en Portugal.

Il fut constaté que sa femme avait quitté le château la veille au soir,