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L’AVALEUR DE SABRES

« On s’occupait beaucoup, dans la ville, du major général lithuanien Gologine, qui, après le combat de Grodno, avait fait une trouée en avant et passé notre frontière, au lieu de fuir vers le nord. On disait qu’il devait être réfugié aux environs de la ville avec son état-major.

« Le jour même où je devais monter à cheval pour quitter la maison paternelle et retourner à mes études, une estafette du gouvernement apporta à mon père l’ordre de se rendre chez le baron Kœller qui commandait la province ; il n’eut pas la permission de communiquer avec sa femme, et, comme je m’avançais jusqu’à la porte cochère pour le voir sortir, je reconnus qu’un cordon de fusiliers cernait notre demeure.

« Les choses vont vite chez nous, en Prusse, dès qu’il s’agit de conspirations, surtout quand elles ont rapport à la Pologne.

« Je n’ai jamais revu ma mère, qui pourtant ne passa point en jugement. On publia la nouvelle qu’elle était morte dans son lit. Mon père fut passé par les armes sur la grande place de Posen, condamné légalement par un conseil de guerre.

« La veille on avait fusillé, dans la plaine, Gologine et son état-major, au nombre de treize officiers, dont trois colonels.

« Moi, je fus conduit de poste en poste par les dragons jusqu’à Aix-la-Chapelle, et de là déposé à la frontière de Belgique, avec défense de rentrer sur le territoire prussien.

« J’avais dix-huit ans, il me restait quelques frédérics d’or en poche ; je me sentais orphelin et je ne connaissais personne au monde qui s’intéressât à mon sort.

« Ce n’est pas mon histoire que je vous raconte ici, madame, et je passe sur mes pauvres aventures pour arriver à ce qui vous concerne.

« Pour vivre, je m’étais fait comédien, et je courais la province, gagnant à peine de quoi n’être pas tout nu, en mangeant maigrement.

« C’était un soir d’été, en l’année 1857, il y a de cela neuf ans. J’allais à pied entre Alençon et Domfront, portant au bout d’un bâton mon léger bagage, qui était toute ma fortune, les jours commençaient à être plus courts, on arrivait à la fin de septembre.

« Vers six heures du soir, à deux lieues d’un gros bourg où je comptais passer la nuit et dont je ne me rappelle plus le nom, j’entendis sur la marge de la route un cri plaintif, un cri d’enfant. Je m’approchai : c’était une petite fille de six à sept ans qui était tombée, comme elle me le dit, d’une voiture de saltimbanques, tandis qu’elle jouait sur la galerie de derrière, et s’étant évanouie sur le coup n’avait pu appeler à son aide. Elle était blessée aux deux jambes assez grièvement, et c’est à cause de cette blessure que je ne pus rejoindre la troupe de saltimbanques à laquelle l’enfant appartenait. Je fus, en effet, obligé de m’arrêter au bourg le plus voisin, où elle se mit au lit, pour y rester deux semaines.

« Certes, dans la position où j’étais, personne n’aurait pu me blâmer de confier cette enfant à la charité publique, mais je suis le fils de mon père et de ma mère qui donnèrent leur vie pour secourir des malheureux.

La duchesse lui tendit silencieusement la main : elle avait les larmes aux yeux.

— Et puis, reprit Saladin en s’animant plus qu’il ne l’avait encore fait, elle était si merveilleusement jolie, cette petite, ses grands yeux bleus me