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Page:Féval - L’Avaleur de sabres.djvu/188

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L’AVALEUR DE SABRES

à l’enfant les soins d’une mère. Votre fille, madame, avait entre l’épaule et le sein à droite, ce qu’on appelle une envie : une cerise rose et veloutée que vous dûtes baiser bien souvent…

— Et elle l’a encore ? balbutia Lily dont tout le corps tremblait.

— Elle l’avait encore ce matin, répondit Saladin avec un sourire qui n’était pas exempt de fatuité.

On se perdrait à vouloir exprimer les sentiments complexes ou même contraires qui peuvent frapper une âme dans un seul et même instant.

La duchesse fut blessée violemment par le sens de cette réponse et surtout par le sourire qui l’accompagnait, et pourtant, soulevée, en quelque sorte, par une passion supérieure, par la joie immense qui exaltait tout son être, elle quitta son siège en chancelant et ouvrit ses bras pour dire avec transport :

— Je vous crois ! oh ! je vous crois… où est-elle ?

Saladin fut magnifique de sang-froid.

— Chère madame, dit-il sans perdre son sourire et en lui prenant les deux mains très affectueusement pour l’aider à se rasseoir, la question n’est pas de savoir si vous me croyez ou si vous ne me croyez pas. Je n’ai jamais eu l’ombre d’un doute à cet égard.

— Où est-elle ? répétait la duchesse comme une folle, où est-elle ?

Saladin eut encore son geste de maître d’école.

— Ne nous égarons pas, dit-il paisiblement. Elle est en un lieu où sa mère l’embrassera bientôt, si je le veux, mais où personne au monde ne la découvrira, si je ne le veux pas. Je suis Renaud, madame la duchesse, quand il s’agit de chercher ou de cacher : aussi habile à l’un qu’à l’autre de ces jeux. Vous me permettrez de vous rappeler qu’avant de faire cette confession loyale, à laquelle rien ne m’obligeait, j’avais eu l’honneur de vous adresser une importante question.

La duchesse passa la main sur son front ; ses idées vacillaient.

— C’est vrai, murmura-t-elle, je me souviens.

Elle regarda Saladin, comme pour éclairer sa mémoire, et baissa les yeux tout de suite. Quoi qu’elle en eût, cet homme lui faisait répugnance et peur.

Certes elle était encore bien incapable d’analyser le monde d’impressions qui était en elle ; deux courants opposés la poussaient. Elle était en face d’un gentilhomme que sa fièvre eût volontiers grandi à la hauteur d’un héros.

Mais depuis deux heures que le héros était là, l’échange mystérieux qui a lieu entre deux âmes, loin de faire naître la sympathie, avait produit l’effet contraire. Monsieur Renaud avait empiété par trop sur le jeune marquis de Rosenthal, et dans la joie de madame de Chaves, la nécessité de lier ensemble la pensée de sa fille retrouvée et la pensée de cet homme mettait une poignante amertume.

— Veuillez me rappeler, dit-elle, ce que vous désirez savoir ; ma tête est faible et j’ai besoin d’être guidée.

— La forme la plus commode, répliqua aussitôt Saladin, serait en effet l’interrogatoire, mais je ne me serais pas permis…

— Faites comme vous l’entendrez, interrompit madame de Chaves avec fatigue.