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Page:Féval - L’Avaleur de sabres.djvu/196

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L’AVALEUR DE SABRES

— Deux jours ! répéta la duchesse en se parlant à elle-même : c’est long.

Puis, se tournant vers Saladin, elle ajouta :

— Je vous donne deux jours, monsieur, et puisque vous parlez d’amener ma fille ici, chez moi, je vais ajouter quelque chose aux renseignements que je vous ai fournis sur monsieur le duc de Chaves. Ils sont exacts, seulement, de même que j’avais passé sous silence ma fortune privée, de même j’ai cru devoir taire ma position personnelle vis-à-vis de mon mari. Sachez tout, avant de me quitter : je suis coupable, monsieur, non pas à la façon ordinaire qui pourrait expliquer les soupçons jaloux de monsieur de Chaves, mais coupable à un plus haut degré peut-être, coupable des vices, coupable des folies et des malheurs de celui que j’ai accepté pour époux. Mon pouvoir sur monsieur le duc aurait pu être sans bornes, la tendresse qu’il m’a vouée ressemble à de l’adoration. C’est le chagrin de trouver à ses côtés une froide statue qui l’a jeté tout frémissant de colère et de vengeance au plus profond de l’orgie. Justine, en entrant dans cette maison, peut y trouver un père aussi bien qu’une mère. Il dépend de moi d’arrêter monsieur de Chaves sur la pente de sa ruine, je le sais, j’en suis sûre ; bien souvent je me suis reproché de ne l’avoir pas fait ; la force me manquait. Mais maintenant, pour ma fille, j’aurai tous les courages ; il me semble que je n’aurai même pas besoin de feindre, que mon cœur s’ouvrira et que, pour ma fille, j’aimerai… Si j’aime, monsieur de Chaves fera pénitence à mes genoux, et ma fille aura l’avenir d’une princesse.

Saladin avait remis son carnet sous son bras. L’affaire, qui avait un instant disparu derrière une nuée d’orage, se montrait de nouveau plus brillante que jamais, et chacune de ses facettes étincelait au soleil.

Il y avait de quoi éblouir.

Saladin salua respectueusement la duchesse et lui dit :

— Madame, dans deux jours, et peut-être à demain !


VII

Le nuage


Madame de Chaves, restée seule, tomba dans une sorte d’accablement. Elle essaya de résumer en elle-même cette scène, qui changeait si violemment sa vie, afin d’y retrouver, par l’analyse, des motifs vrais d’espérer ou de craindre, mais elle ne le put. Son intelligence s’affaissait en une écrasante fatigue.

Son cœur au contraire semblait grandir dans sa poitrine, et un vent d’irrésistible triomphe le gonflait.

L’exaltation de sa joie eut le dessus et un torrent de larmes noya sa lassitude.

Elle vint s’agenouiller à son prie-Dieu pour y rester un instant en extase. Les paroles de l’oraison lui manquaient, mais son âme entière s’élançait vers Dieu pour rendre grâces.