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Page:Féval - L’Avaleur de sabres.djvu/213

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LES HABITS NOIRS

— Mais, poursuivit Saladin, puisqu’il y a en outre les deux millions, chacun de nous gardera sa part : vous aurez, vous, les deux millions et j’aurai, moi, les quinze cent mille francs.

Le bon Jaffret souffla dans ses joues.

— Diable ! dit le Prince.

— Vous êtes fou, mon bon, décida Comayrol.

Gioja riait dans sa barbe teinte.

— C’est comme cela, dit tranquillement Saladin, à prendre ou à laisser.

— Avec quinze cent mille francs, fit observer Samuel, on achèterait toute la serrurerie de Paris.

— Vous n’y êtes pas ! riposta Comayrol en riant, notre nouveau Maître veut nous faire payer ainsi le jeune et joli sang qu’il va infuser dans nos vieilles veines.

— Juste ! fit Saladin. Je ne vous défends pas de trouver cela cher, mais c’est mon prix.

— Et si ce n’est pas le nôtre ? dit Comayrol en le regardant fixement.

Ses joues étaient écarlates jusqu’aux oreilles.

Saladin soutint son regard et répondit froidement :

— Ce serait fâcheux, monsieur Comayrol ; j’ai mis dans ma tête que vous en passeriez ce soir par mon caprice, sinon je vous abandonne.

Les membres du club essayèrent de rire, mais Saladin répéta en scandant les mots :

— Je vous abandonne… d’abord ; et puis je me fais une carrière dans l’administration en découvrant votre pot aux roses.

Il était assis, comme nous l’avons dit, vis-à-vis d’un groupe formé par le docteur, Jaffret, Comayrol et le Prince. En face de lui, au-dessus du divan qui servait de siège à ces messieurs, il y avait une grande glace.

Derrière lui, touchant le dossier de sa chaise, se trouvait une table qui soutenait un flambeau.

Au-delà de la table, se tenait Annibal Gioja tantôt immobile, tantôt se promenant de long en large.

Aux dernières paroles prononcées par Saladin, celui-ci vit les yeux de ses quatre interlocuteurs se fixer simultanément sur Gioja.

Saladin savait où était Gioja. La glace, fumeuse et tachée, lui renvoyait confusément l’image de l’Italien qu’il ne perdait pas un seul instant de vue.

Quelque chose brilla dans la main droite de ce dernier qui fit un pas vers la table. Les yeux des quatre membres du Club des Bonnets de soie noire se baissèrent en même temps, et le bon Jaffret eut un tout petit frisson.

— Tiens ! dit Saladin, le vicomte Annibal n’a pas perdu l’habitude du stylet napolitain.

Il tourna la tête négligemment.

L’Italien qui marchait sur lui s’arrêta court.

Mais quand Saladin reprit sa position vis-à-vis de ses quatre interlocuteurs, la scène avait changé complètement.

Chacun d’eux, même le bon Jaffret, avait le couteau à la main.

— Et que dirait monsieur Massenet ? demanda Saladin en riant.

— Massenet ne dira rien, répondit Comayrol qui se mit sur ses pieds, il en mange. Tu es frit, mon petit !