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Page:Féval - L’Avaleur de sabres.djvu/235

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LES HABITS NOIRS

— C’est la joie…, commença Guite.

— Oui, oui ! s’écria madame de Chaves, c’est la joie ! ce doit être la joie ! et comment ne m’aimerais-tu pas ? est-ce que ce sont là des choses possibles ? Mais où en étais-je ? ma pauvre tête est si faible ! ah ! j’en étais à te dire que je t’avais gagné une fortune. Figure-toi que c’était une maison triste, ici, avant ta venue ; le malheur m’avait rendue méchante, et l’homme à qui je dois pourtant beaucoup de reconnaissance, mon mari, souffrait de ma dureté, de ma froideur.

— Mon père…, dit mademoiselle Guite.

— Non ! s’écria vivement madame de Chaves, pas ton père. Comment ignores-tu cela ? monsieur de Rosenthal ne t’a donc pas appris ?…

— Il ne m’a rien appris, madame, c’est-à-dire ma mère, interrompit la modiste. Il m’a dit : tu sauras tout par ta mère.

— Cette nuit, dit la duchesse tout bas et comme en se parlant à elle-même, j’ai pensé à lui longtemps. Je crois que je pourrai l’aimer, puisque tu l’aimes. Il y a en lui bien des choses que je ne comprends pas, mais les gens de sa nation ont parfois le caractère étrange. Laisse-moi poursuivre.

Certes, Guite ne faisait rien pour s’y opposer. Elle se tenait languissante sur les coussins et avait l’air d’une jolie statue.

Parfois la duchesse la regardait à la dérobée, et un nuage soucieux se répandait sur son beau front.

— Je te disais que nous étions malheureux ici, reprit-elle, cela venait de moi et j’ai peut-être fait beaucoup de mal à mon mari. Hier, songeant que tu allais venir et qu’il te fallait tout, chez nous, son affection comme ma tendresse, la fortune, la noblesse, le bonheur, tout enfin, je l’ai dit, j’ai fait prier monsieur de Chaves de venir dans mon appartement. Il y avait bien longtemps qu’il n’y était entré. Il est venu pourtant, surpris, mais moins joyeux que je ne l’espérais. Je l’ai trouvé bien sombre et bien changé. Mais il m’aime, vois-tu, malgré lui, et comme je t’adore ; il n’a pas su me résister ; j’ai vu renaître sa passion qui m’épouvantait naguère… et c’est à genoux qu’il m’a promis que tu serais sa fille, me jurant qu’il n’y aurait désormais pour lui aucune joie en dehors de notre maison…

— Il vous trompait donc avant cela, ma mère ? demanda mademoiselle Guite avec une petite pointe de curiosité.

Il y eut de l’étonnement dans le regard de la duchesse.

— Tu es mariée, c’est vrai, murmura-t-elle, mais tu es bien jeune pour parler ainsi. Qu’il te suffise de savoir que j’ai fait pour toi un sacrifice auquel je me serais refusée, quand il se fût agi de mon existence même ! Et remercie-moi par un bon baiser, ma fille, va, je l’ai bien mérité !

Mademoiselle Guite lui tendit son front que la duchesse attira jusqu’à ses lèvres.

— Et toi, dit-elle, tu ne m’embrasses pas ?

Mademoiselle Guite, obéissante, l’embrassa.

— Petite-Reine était comme cela, pensa tout haut madame de Chaves, on les rend cruelles à force de les adorer.

Et elle reposa les yeux sur son cher trésor, pour se bien repaître de sa vue.

Mais l’émotion avait été en diminuant, de telle sorte que la pauvre mère