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Page:Féval - L’Avaleur de sabres.djvu/242

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L’AVALEUR DE SABRES

Le loyer allait à six francs, quand la chambre était garnie.

La chambre était garnie quand Barbe y mettait un escabeau et une paillasse.

La chambre du père Justin n’était pas garnie. Il n’y avait dedans que le petit tas de paille qu’il avait ramassé brin à brin et le pauvre berceau dont nous avons parlé si souvent : l’autel où, pendant quelques semaines, Lily avait pleuré sa fille.

À part ces deux objets, vous n’auriez rien trouvé chez le père Justin, sinon sa bouteille, sa chandelle et sa bibliothèque qui n’était pas pour peu dans la réputation de science possédée par lui.

Sa bibliothèque consistait en une petite planche clouée à la muraille et supportant une douzaine de livres terriblement souillés, parmi lesquels on pouvait remarquer Les Cinq Codes, deux volumes de Virgile et une très belle édition des œuvres complètes d’Horace qui s’en allait en lambeaux.

Le père Justin dormait tout habillé sur sa paille. Son costume était celui des plus pauvres chiffonniers. Le soleil du matin, pénétrant par une petite fenêtre où plusieurs carreaux manquaient, tombait d’aplomb sur sa figure hâve, couverte d’une barbe épaisse, et encadrée dans des cheveux blancs hérissés.

Rien ne restait du beau jeune homme qui avait été le lion du quartier des Écoles, quelque vingt ans auparavant.

Cette face fatiguée et inerte aurait semblé de pierre, si le sommeil fiévreux n’eût amené un point écarlate au sommet des pommettes.

Le père Justin était étendu comme un mort, sur le dos, les bras allongés le long des flancs. Auprès de lui il y avait une bouteille vide, un bout de chandelle collé au carreau et le volume d’Horace ouvert.

On frappa à sa porte, il ne s’éveilla pas ; on frappa plus fort, il demeura immobile.

Alors on entendit des voix sur le carré.

— Est-ce que monsieur Justin serait déjà parti ? demanda une de ces voix qui appartenait à une femme.

— Le père Justin ne sort plus guère, fut-il répondu. Il gagne sa goutte à faire par-ci par-là des écritures pour la patronne qui donnerait gros pour l’avoir chez elle, mais le père Justin veut sa liberté.

— Alors pourquoi ne répond-il pas, s’il est là ? demanda la voix de femme.

— Le père Justin fait ce qu’il veut, répliqua-t-on encore. Ce n’est pas un homme comme les autres et ceux qui s’y connaissent disent qu’il n’y a pas son pareil dans Paris. Le Mahaleur lui a offert un francs cinquante par jour et la goutte pour tenir ses livres comme il faut, mais je t’en souhaite ! Il vit de rien ; un oiseau n’aurait pas assez du pain qu’il mange, et pour avoir l’air plus saoul que la bourrique du diable, il lui suffit d’un petit verre de n’importe quoi… Ah ! ah ! j’ai vu le temps où il vous sifflait une demi-bouteille d’absinthe comme une cuillerée de soupe, mais c’est passé.

— Et donne-t-il encore ses consultations ?

— Quand ça lui fait plaisir… pas souvent. La plupart du temps il renvoie le monde en disant que ça l’ennuie. Dame, il est si usé, si usé ! quoique, des fois, on l’a vu se redresser, ah ! mais, haut comme un prince !