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Page:Féval - L’Avaleur de sabres.djvu/275

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LES HABITS NOIRS

gardés par deux employés que monsieur le duc a amenés du Brésil et qui couchent dans les bureaux mêmes. Ils sont tous les deux très bien armés, mais ils ne s’éveilleront pas cette nuit. J’y ai mis ordre.

— Hein ! fit le Prince avec une velléité d’enthousiasme, nous avons enfin un homme à notre tête.

— Ne m’interrompez pas, dit Saladin, sans perdre sa froideur. Monsieur le duc de Chaves habite le premier étage à gauche, en entrant par l’avenue Gabrielle, tandis que madame la duchesse occupe l’aile droite. J’ai fait en sorte que mademoiselle de Chaves, dont il a été question entre nous sommairement, l’autre soir, ait pris pour logement particulier un très joli pavillon en retour sur le jardin. Vos hommes, les simples, comme vous les appelez, ont à l’heure qu’il est la carte exacte de ces diverses distributions, et mon valet de chambre, ou si mieux vous aimez mon père, qui les conduit, a pu, grâce à moi, visiter les lieux au jour. Mlle de Chaves, qui n’a rien à me refuser, attendra à la grille…

— Par le temps qu’il fait ! murmura le bon Jaffret, toujours compatissant. Pauvre chère jeune personne !

— C’est un beau temps, répliqua Saladin. Le feu d’une allumette chimique lui donnera le signal d’ouvrir. Elle échangera le mot de passe avec nos hommes et les conduira elle-même aux bureaux dont elle a la clef.

— Quel ange que cette jeune demoiselle ! s’écria le Prince attendri.

Les autres, malgré eux, écoutaient avec intérêt.

Ils ne pouvaient refuser à ce Maître qui s’imposait à eux la précision du coup d’œil et la netteté de l’exécution.

— Autre chose, poursuivit Saladin. L’ancien Maître Annibal Gioja est en ce moment même à l’hôtel de Chaves où il a introduit une jeune fille que je lui avais ordonné de respecter. Ce n’est pas à vous, messieurs, que j’ai à rappeler les lois de notre institution. Vous allez, s’il vous plaît, décider à l’instant même du sort d’Annibal Gioja. Suivant mon opinion c’est le cas de couper la branche.

Cette expression, que nous avons déjà employée et qui a son explication dramatique dans un autre récit[1], faisait partie du vocabulaire secret des anciens Habits Noirs ou Frères de la Merci.

C’était un peu, et dans une acception plus terrible, ce que les boursiers appellent « exécuter » un homme.

Il n’y eut qu’une seule voix pour prendre la défense du malheureux Napolitain. Comayrol prononça quelques paroles timides en sa faveur.

— Je n’ai ni haine ni colère contre Annibal Gioja, répondit Saladin. Il n’a fait que son métier en vendant cette fille. Mais en faisant son métier, il nous a nui ; cela suffit pour qu’il doive être châtié.

— Maître, demanda Jaffret, puis-je faire une observation ?

Saladin répondit par un signe de tête affirmatif.

— Annibal est un fin matois, dit le bonhomme, et il connaît aussi bien que nous. Les oreilles doivent lui tinter, en ce moment, comme s’il entendait ce que vous venez de nous dire.

— Vous craignez qu’il trahisse après avoir désobéi ? demanda Saladin.

— Je crains que ce soit chose faite. La police est peut-être déjà à l’hôtel de Chaves.

  1. Voir Les Habits Noirs, tome I, dans la même collection.