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L’AVALEUR DE SABRES

La soirée n’était pas encore très avancée. Mademoiselle Guite, restée seule, n’eut pas de remords, mais elle fut prise d’ennui. Elle alla faire une petite visite de politesse à madame de Chaves qui était couchée sur une chaise longue et semblait domptée par la fièvre. Cela lui dépensa une demi-heure.

En sortant, elle bâillait à se démettre la mâchoire.

Vers dix heures, elle se fit servir un joli souper et renvoya ses femmes.

Elle était de celles qui peuvent manger et boire solitairement avec un sincère plaisir. Quand la demie après onze heures sonna, elle était encore à table, humant à petites gorgées son sixième verre de chartreuse.

Le souper l’avait mise en joie.

— C’est l’affaire d’un coup de collier, dit-elle ; j’aurais mieux aimé qu’il fît beau temps, mais j’ai gagné des rhumes pour un louis et il s’agit ici de cinq mille livres de rentes au dernier vingt !

C’était le moment convenu. Elle fit sa toilette d’aventures, prit la clef de la grille et sortit dans le jardin.

Le jardin était inondé ; la pluie tombait à torrents. Mademoiselle Guite suivit bravement les allées et chercha un abri où elle pût faire sentinelle.

Elle se retourna à moitié chemin de la grille et jeta un regard sur l’hôtel.

On y voyait briller çà et là quelques lumières, mais c’étaient de celles qui veillent au chevet des gens endormis. Seule, la chambre à coucher de Mme de Chaves était vivement éclairée.

Les appartements du duc restaient noirs, ainsi que les bureaux de la Compagnie brésilienne.

— Mon respectable père est à boire et à jouer, se dit mademoiselle Guite. Voilà un vrai vivant, qui jette des paquets de billets de banque à la tête des femmes et qui perd dix mille louis dans une soirée sans sourciller ! Ça me fait de la peine de le voir dévaliser par un cancre comme M. le marquis de Rosenthal.

Elle s’arrêta sous l’auvent de chaume d’un pavillon rustique, à quelques pas de la porte qui s’ouvrait vers l’extrémité de la grille la plus rapprochée de la place de la Concorde.

— Je serai bien là, pensa-t-elle. Pourvu qu’ils ne me fassent pas attendre trop longtemps !

Un quart d’heure se passa, puis une demi-heure, et mademoiselle Guite, n’ayant rien d’autre à faire, se mit à jurer comme un charretier embourbé. Ses pieds mouillés lui faisaient froid, et, malgré son abri, les rafales lui fouettaient la pluie au visage.

Vers minuit et quelques minutes, le temps s’éclaircit. Les nuages, déchirés par la tourmente, couraient tumultueusement sur l’azur du ciel.

Dieu sait que mademoiselle Guite ne regardait point l’azur du ciel.

Vers minuit et demi, les roues d’une voiture grincèrent sur le sable de l’avenue Gabrielle.

— Enfin ! s’écria mademoiselle Guite.

Mais avant de dire combien adroitement et fidèlement elle accomplit son rôle, il nous faut revenir à deux de nos personnages que nous avons abandonnés depuis longtemps.

Ce même soir, vers neuf heures, un coupé de place s’arrêta devant la porte cochère de l’hôtel de Chaves, rue du Faubourg-Saint-Honoré. Deux