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LES HABITS NOIRS


XXI

Un vieux lion qui s’éveille


Tout cela n’avait pas pris cinq minutes. La duchesse et Saphir, seules de nouveau, étaient assises l’une auprès de l’autre sur le canapé où, l’avant-veille, mademoiselle Guite avait ronflé.

Madame de Chaves voulait savoir par quel miracle Saphir était en ce lieu, à cette heure, mais elle voulait savoir tant d’autres choses ! Chaque fois que la jeune fille commençait son récit une pluie de baisers l’interrompait.

La duchesse était guérie, la duchesse était folle de joie ; elle comparait avec triomphe les transports croissants de sa tendresse, aux hésitations qui l’avaient prise si vite en présence de l’autre.

Elle parlait de l’autre à Saphir qui ne pouvait pas la comprendre, puisqu’elle ignorait toute l’histoire de mademoiselle Guite.

La duchesse interrogeait, elle coupait les réponses, elle remerciait Dieu, elle riait, elle pleurait, elle faisait envie et pitié. Sa beauté avait des rayons. On n’eût point su dire laquelle de Saphir ou d’elle était belle le plus admirablement.

— Je ne t’empêcherai jamais de les voir, ces braves gens, disait-elle. Ce n’est pas assez, cela ; ils demeureront avec nous, ils seront toujours ton père et ta mère… et figure-toi que j’étais allée avant-hier soir avec Hector pour te voir danser. Quelle providence qu’Hector ait pu te rencontrer, t’aimer !

Et comme une larme, à ce nom, venait aux yeux de la jeune fille, madame de Chaves la sécha à force de baisers.

— Ne crains rien, ne crains rien ! dit-elle ; Dieu est avec nous maintenant ! il ne voudrait pas mettre une douleur parmi tant de joie. Nous allons retrouver Hector… l’aimes-tu bien ?

Ceci fut murmuré d’une voix jalouse déjà.

Elle sentit les lèvres froides de Saphir sur son front et la serra passionnément contre sa poitrine.

— Tu l’aimes bien ! tu l’aimes bien ! dit-elle. Tant mieux ! si tu savais comme il t’aime, lui ! J’étais sa confidente, et je le grondais d’adorer comme cela une… oh ! je puis bien dire le mot, maintenant : une saltimbanque. Il me semble que je t’aime plus profondément à cause de cela… je ne t’aurais jamais vu danser, moi, car tu ne danseras plus… Mais tu l’aimeras mieux que moi, n’est-ce pas ? il faut se résigner à cela.

— Ma mère ! ma mère, murmurait Saphir, qui l’écoutait avec ravissement.

Je ne puis mieux exprimer la vérité qu’à l’aide de cette parole : Saphir écoutait madame de Chaves comme les mères écoutent le babil désordonné des chers petits enfants.

Les rôles étaient retournés. Madame de Chaves était l’enfant ; il y avait en elle, à cette heure, l’allégresse turbulente du premier âge. Elle ne se possédait plus.