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Page:Féval - L’Avaleur de sabres.djvu/39

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LES HABITS NOIRS

terriblement longtemps, le ventre creux, autour des bergeries. Personne n’a pitié d’eux, parce que personne n’en mange ; mais comme nous plaignons ces doux agneaux, à cause des côtelettes !

Vers une heure, sur un signe de la Bergère, Médor ouvrit le panier aux provisions et tous les enfants vinrent reconnaître leur déjeuner. Saladin commençait à avoir faim, ce qui engendre la tristesse. Il se demanda pour la première fois :

— Est-ce que tu vas te casser une jambe de cent sous, ma fille ?

Il s’éloigna, craignant d’exciter l’attention en pure perte. L’heure passait. De la façon dont les choses allaient, il était aussi impossible de « faire ses frais » que de prendre la lune avec les dents.

Saladin, soucieux et se creusant la tête, atteignit la grande grille, où il déjeuna d’un de ces petits pains qu’on jette aux ours. Avec le reste de son argent, il acheta un sucre de pomme, une demi-douzaine de biscuits et un bonhomme de pain d’épice ; puis il revint par l’allée Buffon.

Le jardin s’emplissait, les provinciaux arrivaient ; malheureusement les neuf dixièmes des promeneurs tournaient à droite pour rendre leurs devoirs aux lions, à l’éléphant, à la girafe et à l’hippopotame.

Il y avait une place libre sur le banc le plus rapproché de celui où madame Noblet et son mangeur de cosaques poursuivaient leur silencieuse entrevue. Saladin s’y assit à tout hasard, les mains croisées sous son châle et si doucement humble que chacun pensa : Voilà une bonne vieille qui n’a pas l’air heureuse !

— À la corde ! à la corde ! fit-on dans le troupeau.

Aussitôt et comme par enchantement, un cercle de curieux se forma.

— Que personne ne se mette devant moi ! cria le fossile sous son énorme visière, en levant sa canne d’un geste tremblant et menaçant.

On obéit en riant et il y eut une ouverture au cercle, en face du banc.

Médor prit un bout de la corde ; ordinairement, c’était la sous-bergère qui tenait l’autre bout. Son emploi fut donné à une « grande ». Madame Saladin, sous prétexte de mieux voir, se glissa dans le cercle.

La grande tournait mal et fit manquer Petite-Reine au premier vinaigre. Or, depuis que le monde est monde, on n’avait jamais vu entrer, sauter et sortir aussi adroitement que Petite-Reine. Le mangeur de cosaques jeta son cri d’oiseau auquel les pygargues répondirent dans le lointain, et Médor chercha des yeux dans le cercle une figure connue.

Juste à ce moment, madame Saladin écartait son châle comme si la main lui démangeait.

— C’est ça, la mère, dit Médor qui vit le mouvement, prenez la corde et attention !

Le cœur de madame Saladin battit, elle eut un bon sourire et prit la corde. Petite-Reine, bien secondée, récolta un tonnerre d’applaudissements.

— Remercie madame, trésor, lui cria la Bergère. Il faut de la politesse.

Justine, toute rose et toute gracieuse, vint tendre son front à madame Saladin, qui lui donna un sucre de pomme après l’avoir embrassée.