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Page:Féval - L’Avaleur de sabres.djvu/56

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L’AVALEUR DE SABRES

Tout le long du chemin, on put voir les parents qui venaient l’un après l’autre reprendre leurs enfants sans mot dire, et les emportaient comme une proie.

Quand on arriva devant la maison du commissaire de police, la Bergère n’avait plus de troupeau.

Elle croisa ses mains sous son vieux châle, et lança à Lily un regard plein de rancune en disant :

— Et c’est elle qu’ils plaignent !

On la fit entrer au bureau de police sur les pas de la Gloriette, qui gardait maintenant le silence, affaissée dans sa douleur. Une douzaine de témoins, choisis un peu au hasard, furent introduits, et la grande masse de l’attroupement resta dehors.

Le milord, comme on persistait à appeler dans la foule cet étranger qui avait le teint d’un sang-mêlé, était déjà dans le cabinet du commissaire, avec les deux agents et un des sergents de ville.

Dans la pièce d’entrée, où se tenait le secrétaire, on donna une chaise à Lily, près de qui Médor restait comme une sentinelle.

— Ça fait pis qu’une émeute, dit le second sergent de ville au secrétaire. Depuis douze ans que je suis dans la partie, jamais je n’ai rien vu de pareil. Cette bichette-là, c’est comme si on avait enlevé une princesse.

Le secrétaire, attentif, ayant mis la plume à l’oreille, il fallut, pour la centième fois, entamer le récit détaillé de ce qui avait eu lieu. Lily pleurait silencieusement ; la Bergère ponctuait les phrases, en disant :

— Et c’est moi qui en pâtirai ! moi toute seule ! vous verrez !

Dans le cabinet voisin il n’y avait plus personne que le milord assis auprès du commissaire de police qui l’écoutait avec une respectueuse déférence, gardant à la main une large carte sur laquelle étaient inscrits ses noms et qualités.

« Hernan-Maria Gérés da Guarda, duc de Chaves, grand de Portugal de première classe, envoyé de S. M. l’empereur du Brésil. »

Le duc de Chaves parlait lentement et avec une extrême difficulté, mais vis-à-vis d’un magistrat, il avait repris tout naturellement le ton qui convenait à sa dignité.

— Pour des motifs qui me sont personnels, dit-il, je m’intéresse à l’enfant et à la mère. J’aurais pu tout à l’heure réparer le mal rien qu’en étendant la main, car le hasard m’a placé sur le chemin de la misérable créature qui a détourné l’enfant, mais la peine que j’ai à parler votre langage, mon désir de garder l’incognito et encore une circonstance qu’il me plaît de ne point mentionner : tout cela joint à une certaine timidité produite par mon ignorance de vos usages et de vos mœurs (je suis à Paris seulement depuis un mois) m’a empêché de parler et d’agir. J’ai laissé échapper l’occasion et j’en ai un regret mortel, car les larmes de cette malheureuse jeune mère m’ont percé le cœur. Tout ce que je puis faire, c’est de fournir le portrait exact de la femme qui a enlevé l’enfant.

Le commissaire de police prit la plume et écrivit sous sa dictée le signalement minutieux de Saladin déguisé en femme.

— Monsieur le duc, dit-il quand ce travail fut achevé, m’est-il permis d’interroger Votre Excellence ?

— Cela vous est permis, répondit le duc de Chaves.