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Page:Féval - L’Avaleur de sabres.djvu/78

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L’AVALEUR DE SABRES

— Celle-là est aussi trop malheureuse !

Était-ce pure pitié ? ou bien, car ces « brutes » ont un cœur, le pauvre diable avait-il été touché, comme beaucoup d’autres qui avaient de l’esprit, par l’exquise beauté de Lily ?

Il y avait de ceci peut-être et aussi de cela et encore autre chose.

Lily ne s’en souvenait sans doute plus elle-même. Au commencement de son séjour dans la maison, un matin qu’elle sortait avec Justine dans ses bras, car celle-ci ne marchait pas encore, elle avait vu passer, venant du quai de la Râpée, un convoi — le convoi du pauvre — en tout semblable à l’estampe justement célèbre qui porte ce titre.

Seulement, au lieu du chien c’était Médor qui suivait la voiture noire des indigents, emportant la dépouille d’une vieille femme.

Lily avait accompagné Médor jusqu’au Père-Lachaise.

Et Médor ne l’avait point remerciée.

C’est tout, cette fois. Pour Médor, il n’y avait vraiment pas héroïsme à dormir sur les tuiles d’un palier. Ce n’était que le début : il comptait faire mieux à l’occasion.

Il entendit les deux croisées se fermer, puis il lui sembla que Lily, subitement affairée, allait et venait dans sa chambre avec une étrange vivacité.

Il y a d’autres moyens que la rivière ; Médor eut peur, il mit son œil à la serrure.

Et sa peur augmenta. Il vit la Gloriette qui versait du charbon dans son réchaud, vite, vite, et qui allumait le feu en soufflant de toutes ses forces.

C’est surtout dans ces quartiers, là-bas, que tout le monde, même les brutes, connaît l’emploi du charbon, avec les fenêtres closes, dans les chambres où il n’y a pas de cheminée.

Mais la porte était mince et la Gloriette se mit à parler.

— Ah çà ! dit-elle de sa voix claire et douce, et le souper ! Il est plus que l’heure ! Après la promenade, on a grand-faim…

Et elle soufflait tant qu’elle pouvait.

Médor secoua sa grosse tête, pensant :

— Ce n’est pas pour elle, le souper !

En effet, la Gloriette s’arrêta tout d’un coup de souffler. Elle poussa un cri bref, mit ses deux mains sur sa poitrine à la place du cœur et se redressa violemment.

Elle resta ainsi immobile, l’œil agrandi, les cheveux agités.

Elle laissa le réchaud qui s’éteignit.

La nuit venait. C’était à peu près l’heure où Saladin congédiait son fiacre sur la route de Maisons-Alfort.

Lily ne parla plus. Elle s’assit sur le pied de son lit, la tête inclinée. Ses cheveux inondèrent son visage.

Médor reprit sa première place en poussant un gros soupir.

Il se passa du temps. Le palier était tout noir quand Médor entendit le frottement d’une allumette chimique. La bougie s’alluma dans la chambre de la Gloriette.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu ! dit par trois fois une voix désolée que Médor n’aurait point reconnue. C’est vrai, c’est vrai, c’est vrai !