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Page:Féval - L’Avaleur de sabres.djvu/93

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LES HABITS NOIRS

son château, à l’heure où la bru, non encore éprouvée, lui apparaît angélique dans le brouillard de l’inconnu.

Or, notre beau Justin avait peu connu son père. Sa mère, maîtresse et esclave, était tout pour lui dans l’histoire de son enfance. Causer un chagrin à sa mère lui semblait chose impossible et impie. Il la suivit purement et simplement, parce qu’elle le voulait. Quel grand mal de passer huit jours au château, peut-être quinze jours ? Juste le temps de lui parler raison, de la ramener, de lui faire comprendre…

Mais la première fois que Justin voulut prononcer le nom de Lily, sa mère lui prit les deux mains, et dit, les larmes aux yeux :

— Écoute, je ne te ferai jamais de reproches. C’est un malheur qu’il faut cacher. Tu as été fou, n’est-ce pas, eh bien ! pourquoi parler de cela !

Elle se tut, rouge de colère ou de honte et arrêtant évidemment des paroles qui se pressaient sur ses lèvres.

Une vision traversa l’esprit de Justin. Il revit la ruelle souillée, là-bas dans le pays des chiffonniers, il revit le coquin sordide qui avait voulu embrasser Lily — et il revit Lily elle-même si étrangement belle sous ses haillons.

Oh ! cela ne l’empêchait point de l’aimer, mais il n’essaya plus de parler d’elle.

On peut être roi des étudiants sans posséder la fermeté stoïque de Caton l’Ancien.

Ce beau Justin vous eût émerveillés, sur le pré, l’épée au poing ou le pistolet à la main. Il était superbe d’indifférence quand il s’agissait de jouer sa vie.

Mais il avait la faiblesse des forts. Il était poltron contre ceux qu’il aimait. La bru du château en Espagne devait avoir beau jeu, un jour venant.

Et je vais vous dire un secret : si Lily avait pu se défendre, si usant du droit que lui donnait le berceau de Petite-Reine, elle avait attaqué à son tour, je ne sais pas de quel côté la faiblesse de Justin eût versé.

Car il aimait Lily sincèrement. Et Petite-Reine donc ! Certes, certes, Lily aurait eu de quoi se défendre.

Mais elle n’était pas là. Et d’ailleurs, se fût-elle défendue ? il y avait dans le cœur de Lily, une bien autre fierté que dans celui de Justin.

Une fierté exagérée, peut-être, car elle cessa d’écrire, aussitôt qu’une de ses lettres resta sans réponse.

Cela vint au bout de six mois environ. La bru, la fameuse bru, s’était montrée à l’horizon, belle, riche, bien élevée, faisant venir ses toilettes de Paris, enfin choisie avec un soin exquis.

Et je crois que Justin la trouvait assez à son gré.

Les choses allèrent loin. On parla de la corbeille. Seulement, le soir, avant de s’endormir, Justin, soit que vous approuviez sa conduite au point de vue mondain, soit que vous le jugiez coupable, selon le simple sens de l’honneur, Justin avait des moments de terrible tristesse. Il voyait une belle jeune femme portant un enfant dans ses bras.

Et c’était un peu comme dans ce portrait photographié, suspendu au-dessus du berceau de Petite-Reine. Le visage mélancolique et pâle de Lily apparaissait distinct, mais l’enfant, Justin ne pouvait que la deviner. Il