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Page:Féval - L’Avaleur de sabres.djvu/98

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L’AVALEUR DE SABRES

— Est-ce que je me suis trompé de porte ? gronda-t-il dans son étonnement. Mais non. V’là le petit berceau. Où est la Gloriette ?

— J’attends madame Lily, lui fut-il répondu.

— Ah ! fit encore Médor, vous avez peut-être des nouvelles ?

— Non, je ne sais rien.

Médor s’approcha et vint regarder l’étranger de tout près. Il faisait presque nuit.

— Alors, dit-il, qui êtes-vous pour l’attendre comme ça, chez elle ?… chez elle, je n’ai jamais vu personne.

Justin hésita. Médor s’était mis entre lui et le jour pour l’examiner mieux.

— Ah ! fit-il pour la troisième fois et sur un ton qui marquait peu de sympathie, vous, je vous reconnais bien ! Vous êtes celui qui… enfin, l’homme du château en Touraine !

Justin fit un signe de tête affirmatif. Médor s’éloigna de lui.

— Et vous, demanda Justin, qui êtes-vous ?

— C’est moi qu’ai perdu l’enfant, répliqua Médor avec rudesse. Alors, je rachète ça comme je peux.

Il sortit sur ces mots et redescendit l’escalier. L’instant d’après Justin le vit revenir tout essoufflé ; il avait à la main un bougeoir allumé qu’il posa sur le guéridon.

Il vint se planter devant Justin et dit avec un grand trouble :

— Si vous n’étiez pas là, je croirais que c’est vous ; mais vous voilà, c’est impossible !

Justin ne comprenait pas.

Il y avait tant d’égarement dans les yeux du pauvre diable que Justin le soupçonna d’être ivre, dans le premier moment.

Mais Médor n’était pas ivre ; il parlait surtout pour lui-même et poursuivit cette argumentation bizarre destinée à éclairer sa propre pensée, ne s’inquiétant nullement de l’effet produit sur son interlocuteur.

— Vous, grommelait-il, je ne vous aime pas, c’est sûr, puisqu’elle vous attendait et que vous ne veniez pas. Vous étiez dans un château, et elle dans une mansarde. Si la petite avait eu son père auprès d’elle, on ne l’aurait pas volée, pas vrai ? c’est sûr. Mais ce n’est pas ça : elle n’a jamais parlé que de vous : Justin, Justin, Justin, le jour et la nuit. Il y a donc que si vous l’aviez emmenée dans une belle voiture, c’était tout simple. Mais l’autre…

— Quel autre ? demanda Justin dont le cœur se serra terriblement. Expliquez-vous, je vous en prie !

Médor avait deux larmes qui mouillaient les coins de ses paupières. Il continua :

— J’aurais pleuré, pas vrai ? parce que je m’étais habitué à la garder et à la servir… Ah ! ah ! Écoutez donc : celle-là a été trop malheureuse ! Mais ce n’est pas ça ! s’interrompit-il en balayant son front de sa large main. Qui donc était dans cette belle voiture où elle est montée, puisque vous voilà ici, vous.

Justin s’était levé. Il balbutia :

— Alors, elle est partie ?

— Après ? fit Médor avec un emportement sans motif. N’était-elle pas libre de partir ?