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Page:Féval - Le Fils du diable - Tomes 1-2.djvu/111

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— Nous sommes proscrits et faibles… nous ne pouvons rien en ce moment pour venger notre père… nous attendrons.

Il y avait dans la prunelle du jeune homme un éclair sombre et menaçant. — Au fond de ce cœur si jeune couvait une pensée de vengeance patiente que le temps ne devait point éteindre.

— Que ferions-nous d’ailleurs en Allemagne ! poursuivit-il avec une nuance d’amertume dans la voix. — Nous venons de parcourir la majeure partie des villes d’universités, afin de continuer l’œuvre de notre père… partout on nous a fêtés largement… Nous avons vu des pipes plus grosses que celles de Heidelberg et des schoppes plus profondes… Nous avons entendu des chansons, nous avons assisté à des duels… voilà tout… Les hommes libres n’espèrent plus…

— La Burschenschaft est donc bien morte ? demanda Michaël.

— Morte pour toujours ! répondit Otto… — Mes frères et moi, nous allons passer le Rhin… Nous avons en France un ami dévoué, presque un père : l’époux de notre sœur Hélène… Il nous viendra en aide aujourd’hui comme autrefois, et, grâce à lui, j’espère que nous trouverons du pain.

Le poëte, le philosophe et les autres se récrièrent en souriant.

— Ami Otto, dit Michaël, voilà qui est pousser trop loin les idées noires !… Le testament du comte Ulrich a fait cinq parts égales de sa fortune, et ce ne sont pas ses fils qui sont exposés à manquer de pain ?

Otto garda un instant le silence ; puis il secoua tout à coup ses longs cheveux, comme s’il eût voulu chasser une pensée importune.

— Le testament du comte Ulrich, répondit-il, — a été déchiré en mille pièces… nous n’avons pas plus de droit désormais à sa fortune qu’à son nom… et si nous portons encore les couleurs de Bluthaupt, c’est que notre bourse ne contient pas de quoi remplacer le drap usé de nos manteaux !

Il jeta un regard triste sur son vêtement écarlate.

— Le nom de Bluthaupt n’est plus, ajouta-t-il d’une voix basse et tremblante. — Nous nous appelons Otto, Albert et Goëtz… l’acte qui nous donnait une famille est détruit… nous sommes redevenus des bâtards…