Aller au contenu

Page:Féval - Le Fils du diable - Tomes 1-2.djvu/220

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Voisin Johann, dit-il, si vous avez cru me causer du chagrin, vous n’avez réussi qu’à demi… Jean Regnault est pauvre, je le sais aussi bien que vous, mais c’est un digne cœur et puis ne sais-je pas bien que Gertraud mourrait avant de désobéir à son père !

Johann baissa les yeux d’un air de dépit.

— Va-t’en ! dit-il à l’idiot, en le menaçant du poing.

Geignolet s’enfuit en démanchant son pauvre corps mal bâti.

— J’étais pauvre, moi aussi, reprit Hans qui se parlait à lui-même, et la mère de Gertraud n’a pas été malheureuse !…

Johann était riche de son fonds de marchand de vin, achalandé passablement, et d’une autre industrie qui lui donnait grand pouvoir sur les pauvres gens du Temple. Il faisait les affaires d’un homme qu’on appelait le Bausse ou le grand Bausse, le patron par excellence, et qui, moyennant un partage de bénéfices, se chargeait de payer les loyers des marchandes indigentes. Ce pouvait être un vilain métier ; mais on y gagnait de l’argent.

Johann, nonobstant son aisance, n’aimait point à donner. Il avait un sien neveu qui voulut s’établir, et il convoitait pour lui, depuis longtemps, le bon petit pécule qu’on supposait au marchand d’habits Hans. Il avait compté sur cette soirée pour glisser sa pointe entre la poire et le fromage.

Mais le coup était manqué. Johann se taisait désormais d’un air chagrin.

Le silence qui suivit ramena chacun, par une pente insensible, aux souvenirs qui avaient préoccupé les premiers instants de la réunion.

Chacun, sans le savoir, avait la même pensée, et quand Hermann, reprenant la parole, prononça de nouveau le nom de Bluthaupt, tout le monde avait oublié la diversion récente et l’intermède de l’idiot Geignolet.

— Tout de même, dit l’ancien laboureur du schloss, personne n’a jamais bien su les détails de cette terrible histoire…

— Ce que fait le démon, murmura un fermier, devenu marchand de franges, — reste toujours un secret… et la ruine de Bluthaupt est l’œuvre du démon.

— Ce fut une affreuse nuit, reprit Hermann. Je frémis encore en songeant à ce qui dut se passer entre les murailles du château !

Fritz voulut porter son verre à ses lèvres ; mais sa main tremblait.