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Page:Féval - Le Fils du diable - Tomes 1-2.djvu/654

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Madame Taburot n’avait point permis cet extra, mais elle ne l’avait point défendu.

On dansait ; le billard abandonné montrait tristement son tapis pelé aux lueurs fumeuses des deux lampes ; personne ne s’égarait dans le jardin à l’ombre du basilic ; tout le monde était dans la salle, tout le monde riait, tout le monde chantait ; vous n’eussiez point trouvé dans Paris, à cette heure, une aussi joyeuse réunion.

Il y avait pourtant, parmi cette assemblée en goguette, un homme qui se séparait de la joie commune, et qui demeurait silencieux dans un coin.

Cet homme était assis tout au bout de la salle, dans un endroit où il ne gênait personne. Il avait à côté de lui une chopine d’eau-de-vie, où il puisait largement et pour ainsi dire sans relâche.

C’était Fritz, l’ancien courrier de Bluthaupt. Il venait là chaque soir, et il buvait ; — il buvait jusqu’à ce que l’ivresse le terrassât vaincu.

Il n’adressait jamais la parole à âme qui vive : seulement, lorsque l’eau-de-vie mettait du feu dans sa cervelle, on voyait ses lèvres remuer lentement, et jeter dans le vide quelques mots perdus.

S’il n’avait pas été si sincèrement ivrogne, on l’aurait vu de mauvais œil au cabaret des Quatre Fils ; car on ne lui connaissait rien sur la conscience, et il n’avait jamais remis sous la garde de madame Taburot aucun objet dérobé.

C’était une tache dans l’assemblée ; mais, en définitive, un homme qui buvait tant pouvait bien se passer d’un autre vice.

Fritz était à peu près à la moitié de sa chopine d’eau-de-vie. Il avait mis à côté de lui, sur la table, son chapeau rougi et déformé ; on voyait le sommet de sa tête couvert de poils rares et comme grillés, tandis que de grandes masses de cheveux incultes s’ébouriffaient autour de ses tempes ; sa barbe longue et parsemée de poils blancs tombait sur sa poitrine chétive.

Il avait la tête baissée.

Quand il la relevait pour porter son verre à ses lèvres, sa main tremblait, le verre choquait ses dents. On voyait sa joue pâle et creuse, au centre de laquelle l’ivresse naissante et la lente maladie mettaient une tache de feu.