Aller au contenu

Page:Féval - Le Fils du diable - Tomes 1-2.djvu/825

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Le carreau du Temple était encombré. C’était l’heure de cette foire bizarre, où la friperie parisienne entasse ses monceaux de guenilles, et où la spéculation indigente manœuvre sur des loques, ni plus ni moins que la spéculation riche sur des millions réels ou imaginaires.

Au premier aspect, on pourrait croire que les loques sont à tout le moins une vérité : mais, hélas 1 partout où la spéculation met la main, qu’il s’agisse de rouges liards ou de billets de banque, l’atmosphère se change en un prisme trompeur, et l’œil abusé ne voit que mensonges…

Vous qui êtes nus et qui avez la légitime envie de vous vêtir, n’allez pas, n’allez pas dans la Forêt-Noire, sur ce carreau décevant, patrie des chaussettes collées, des souliers cartonnés ; des habits reteints à la craie et dont le drap pelé a retrouvé, au moyen du chardon, une sorte de velouté sophistique ! N’allez pas ! ce pantalon qui vous séduit, est une chimère ; ce gilet, presque propre, n’existe pas : c’est le néant rapetassé ; ce chapeau si brillant, cette niolle, pour parler le langage technique, va se changer en berret à la première ondée ; cette cravate, passée au cirage (danguin), va donner à votre cou ce qui lui manque à elle-même, une bonne et solide couleur ; ô pudeur ! cette chemise elle-même !…

N’allez pas ! vous seriez entraînés à coup sûr ; il y a là des séductions irrésistibles ; les chineurs ont des charmes qui aveuglent, et les râleuses, ces terribles sirènes, vous déshabillent, rien qu’à vous regarder.

Tout se tient ; tout est hostile au chaland ; c’est une association étroite dont les statuts déclarent la guerre à tout profane. Drapez-vous dans un manteau troué comme les philosophes grecs ; faites-vous, à l’exemple de Chodruc-Duclos, un costume complet à l’aide de votre barbe ; mais n’allez pas sur le carreau du Temple !…

On ne peut pas savoir avant d’avoir vu. Il y a des fanfarons qui disent : Je résisterai. C’est là l’impossible ! Dès qu’on est entre la Rotonde et la Forêt-Noire, un éblouissement vous fait battre la paupière ; ces nippes amoncelées se transforment et se parent ; les taches disparaissent, les souillures s’effacent, les trous se bouchent comme par enchantement.

Le plus affreux lambeau prend une tournure coquette ; il n’y a plus de haillons…

Et tout autour du pauvre diable qui passe, des paroles perfides sont