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Page:Féval - Le Fils du diable - Tomes 3-4.djvu/488

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LA VEILLÉE


Vingt ans de plus pèsent un poids bien lourd sur la tête d’un homme ; mais, pour l’ensemble des choses créées, mis à part l’homme lui-même, c’est-à-dire pour la portion la plus grande, la plus durable, la plus vivante de la nature, vingt ans passent comme un souffle de brise, qui effleure et n’entame point.

Vingt ans écoulés ont rendu méconnaissables les personnages de notre récit. L’enfant s’est fait homme ; l’homme est devenu vieillard ; le vieillard a cessé de vivre.

Mais le bon château de la Tremlays s’élève toujours, droit et robuste, au bout de son avenue de grands chênes. Si quelques arbres sont morts dans la forêt, d’autres jaillissent du sol, et s’élancent pleins de sève, vers le beau soleil qui chauffe la voûte du feuillage. La Fosse-aux-Loups a gardé ses sombres ombrages, et le chêne creux soutient vaillamment le pesant fardeau de ses branches colossales. Les deux moulins chancellent et menacent ruine comme autrefois, et c’est à peine si l’on s’aperçoit que la pauvre loge de Mathieu Blanc s’est affaissée au ras du sol, tant le détail est mince et peu digne d’attention.

Quant à l’étang de la Tremlays, ce sont toujours les mêmes eaux dormantes et la même moisson de roseaux sous lesquels blanchissent dans la vase les ossements de Job, le fidèle chien de Nicolas Treml.

Nous sommes à l’automne de l’année 1740, et il y a veillée dans les cuisines de M. Hervé de Vaunoy de la Tremlays, seigneur de Bouëxis-en-Forèt.

La cuisine est une grande pièce carrée, percée de quatre fenêtres hautes. Une large porte de chêne, garnie de fer, ouvre ses deux battants vis-à-vis de la vaste cheminée, dont le manteau en forme de toiture peut abriter une compagnie raisonnablement nombreuse. Cinq ou six troncs d’arbres brûlent dans l’âtre et mêlent leur rouge lumière à la lueur crépitante de deux résines. Sur la table massive qui occupe le milieu de la pièce, une rangée de pichets (cruches) méthodiquement alignés exhale une bonne odeur de cidre mousseux. Il y a des pommes de terre qui rôtissent sous les cendres, et une demi-douzaine de quartiers de lard montrent, des deux côtés de la crémaillère, leur couenne recouverte de suie. Nous faisons grâce aux lecteurs des fourneaux, casseroles, cuillers à pot, marmites, écumoires, etc.

Il y a vingt personnes assises sous le manteau de la cheminée. La plupart sont serviteurs ou servantes de Vaunoy ; deux ou trois sont étrangères et reçoivent l’hospitalité.