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Page:Féval - Le Fils du diable - Tomes 3-4.djvu/580

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Il s’arrêta et ajouta tout bas :

— Et quand votre père reviendra, — s’il vous est donné de revoir votre père, — agissez sans perdre une minute.

À ces mots, Lapierre salua profondément et prit congé avec toute l’apparence du calme le plus parfait.

Alix n’entendit point ses dernières paroles ; mais elle en avait assez entendu. Dès que le valet fut parti, elle s’affaissa sur son siège et mit sa tête entre ses mains. Un monde de pensées navrantes fit irruption dans son cerveau.

— Mon père ! mon père !… murmura-t-elle au travers de ses déchirants sanglots ; je ne veux pas le croire… ce misérable ment…

Elle avait beau faire, une horrible conviction s’implantait dans son âme ; c’était son père qui avait ordonné l’assassinat de Didier.

Pourquoi ?

Elle se leva chancelante, et agita sa sonnette. Elle voulait joindre Didier, lui conseiller de fuir une maison où sa vie devait être en danger, lui dire… Que lui dire sans accuser son père ?

Lorsque Renée se rendit à l’appel de la sonnette, elle trouva sa jeune maîtresse évanouie sur le plancher. Alix avait succombé à sa poignante émotion. À la suite de son évanouissement, une fièvre terrible s’empara d’elle, le délire la prit, et ceux qui l’approchèrent crurent reconnaître en elle les symptômes d’une maladie grave, sinon mortelle.

L’heure du dîner vint, cependant, comme si de rien n’était, et M. de Béchameil, quittant la cuisine, fit son entrée dans le salon, suivi de son incomparable blanc-manger.

Le digne financier avait un air à la fois modeste et conscient de sa valeur. Il semblait savourer par avance les unanimes éloges qui allaient accueillir ce chef-d’œuvre de l’art culinaire, et préparait déjà une phrase en forme de madrigal, à l’aide de laquelle il comptait offrir à mademoiselle de Vaunoy l’honneur d’attacher son nom au plat nouveau-né. Certes, ce n’était point là une mince aubaine pour la belle Alix. Il y allait de l’immortalité, car le plat n’était rien moins qu’un turbot à la Béchamelle (les cuisiniers ont faussé l’orthographe de ce nom célèbre), c’était, en un mot, la première de toutes les béchamelles.

Hélas ! le hasard a des voies inconnues et les desseins des hommes sont étrangement caducs ! La virginité de ce précieux aliment devait tomber en partage aux palais mal appris de deux ignobles valets.

En entrant dans le salon, Béchameil orna sa lèvre de son plus avenant sourire afin de saluer ses hôtes. Ce fut en pure perle : il n’y avait point de convives.

Hervé de Vaunoy n’avait pas reparu. Alix était en proie à d’atroces souffrances ; mademoiselle Olive la soignait. Didier était on ne savait où.

Ce que voyant, Béchameil, ordinairement si paisible, entra dans une grande fureur. Désolé de n’avoir personne pour apprécier les mérites de son blanc-manger, il demanda son carrosse séance tenante, et partit au galop pour sa folie de la Cour-Rose.

Le blanc-manger resta sur la table.

Une heure après, le majordome et Lapierre entrèrent par hasard dans le salon.