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Page:Féval - Le Fils du diable - Tomes 3-4.djvu/600

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ter le sang ; mais Lapierre, impitoyable et pressé d’en finir, simula une attaque qui le força de se remettre en garde. Le sang coula de nouveau.

— Éveillez-vous monsieur, éveillez-vous ! cria encore Jude, qui s’appuya, épuisé, aux colonnes du lit.

Didier dormait toujours.

Jude, à bout de forces, lâcha son épée, glissa le long du lit et tomba dans son sang.

— Dieu n’a pas voulu que je mourusse pour Treml ! murmura-t-il avec un douloureux regret.

— Et pour qui donc, mon brave garçon ? s’écria Lapierre en éclatant de rire. Est-ce que, par hasard, tu ne saurais pas ?… Ce serait une excellente plaisanterie.

Un méchant sourire crispa la lèvre du saltimbanque, tandis qu’il parlait ainsi. Il s’approcha de Jude, qui respirait avec effort et ne bougeait plus.

— Mon compagnon, dit-il en lui tâtant le pouls, tu as encore trois minutes à vivre pour le moins. Veux-tu que je te conte une histoire ?… Bien, bien ! qui ne dit mot consent, et je suis sûr que tu as très-grand désir d’entendre mon histoire… retiens-toi de mourir, cela va t’amuser. Un soir, figure-toi, je passais par la forêt de Rennes, j’étais charlatan de mon métier et j’avais besoin d’un enfant… Ton pouls a l’air de vouloir s’éteindre : un peu de patience, que diable ! Sur le revers d’un fossé, j’aperçus une jolie petite créature emmaillotée de peaux de lapins. Je laissai les peaux de lapins, mais j’emportai l’enfant, qui faisait justement mon affaire… Une fois à Paris… Aurais-tu dessein de me fausser compagnie ? J’abrège… Cet enfant grandit ; le hasard le fit échappera ma tutelle ; il devint page de M. le comte de Toulouse, puis gentilhomme de sa chambre, puis… À la bonne heure, voici ton pouls qui recommence à battre comme il faut… Puis capitaine de la maréchaussée… Devines-tu ?

Une légère et furtive couleur monta au visage de Jude, qui néanmoins demeura immobile et garda ses yeux fermés.

— Tu ne devines pas ? reprit Liipierre. Eh bien ! je vais te mettre les points sur les i afin que tu t’en ailles content dans l’autre monde. Cela t’expliquera en même temps pourquoi nous sommes ici de la part d’Hervé de Vaunoy… L’enfant que je trouvai dans la forêt avait nom Georges Treml.

À peine Lapierre avait-il prononcé ce nom qu’il poussa un cri de rage et de douleur.

Un mouvement d’incommensurable joie venait d’emplir le cœur de Jude et galvanisait son agonie. Le bon écuyer, retrouvant vie pour un instant au nom adoré du fils de son maître, avait étreint, par un suprême effort, la gorge du saltimbanque qu’il tenait renversé sous lui.

— Au secours, Jacques ! râla celui-ci.

Jacques s’avança, mais pas assez vite. Jude avait ramassé son épée et la plongea de toute sa force dans la poitrine de Lapierre — Puis, s’appuyant d’une main aux colonnes du lit, il reçut le choc du dernier valet.

C’était encore un champion redoutable que Jude Leker à sa dernière heure. Le valet, grièvement blessé dès les premières passes, jeta son arme et s’enfuit.