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Page:Féval - Le Fils du diable - Tomes 3-4.djvu/674

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La jeune fille se tut ; ses yeux étaient humides.

Durant quelques secondes on n’entendit dans la salle basse de la ferme que les sanglots étouffés qui déchiraient la poitrine de Martel.

Le vieux Jean Tual regardait à la dérobée cette scène dont les paroles lui échappaient, mais dont il comprenait la douloureuse pantomime.

Une pitié grave était sur son simple et franc visage. Il comprenait que ce fils allait apprendre la chute de son père. Il devinait que ce frère apprenait la honte de sa sœur.

Martel fut longtemps avant de pouvoir réprimer ses sanglots. Son cœur se fendait. Il avait eu pour sa sœur une tendresse passionnée.

Quand il découvrit son visage, ses yeux étaient rouges, mais secs ; sur sa joue pâle restaient les marques enflammées de la convulsive pression de ses doigts.

Bleuette voulut essayer une caresse, la voix de Martel grave et creuse l’arrêta :

— Après ? disait-il ; — je me sens la force de vous entendre.

— Je vous en prie, Martel, répondit Bleuette, ne me demandez pas de poursuivre ce douloureux sujet… vous en savez assez…

— Parlez, interrompit Martel, je vous dis que j’aurai la force de vous entendre !

Bleuette étouffa un gros soupir et continua d’une voix altérée : — M. de Kérizat était, vous le savez, le compagnon de votre père… Ils menaient ensemble la même vie de dissipation et de plaisir… On ne connaissait point à Kérizat un fort patrimoine, mais l’argent ne lui manquait jamais… Il était de toutes les fêtes et de toutes les orgies. L’état qu’il tenait à Rennes allait de pair avec la maison des premiers seigneurs. Quand votre père fut ruiné tout à fait, Kérizat lui prêta de l’argent, beaucoup d’argent, dit-on… si bien que le vieux Carhoat passait pour être complètement à la merci de son ancien compagnon de plaisirs…

« En ce temps, Laure habitait la ferme de Marlet… Elle était bien pure, Martel, quoiqu’il y eût en son cœur cet indomptable orgueil qui est le principe de tout mal… Mademoiselle Lucienne l’aimait comme une sœur, — à cause de vous, peut-être. — Moi, j’étais son amie d’enfance, et je la chérissais, sans perdre le respect que la fille d’un pauvre homme doit à une demoiselle… Nous allions, toutes les trois ensemble, faire de longues promenades dans la forêt… Nous nous perdions sous les futaies du grand parc de Presmes… Lucienne et Laure parlaient souvent des magnificences de messieurs des états, des bals de la présidence et des nobles pompes de l’évêché… Moi, j’écoutais, curieuse : je ne connaissais rien de ces splendeurs. Mais quand on parlait de vous, Martel — et tous les jours on parlait de vous, puisque nous étions là trois cœurs pour vous aimer, — ma langue se déliait ; je prenais part à l’entretien et je savais dire aussi bien que les autres : Il est beau, il est bon, il est noble…

— Mais, ma sœur ? ma sœur ? interrompit Martel dont l’âme navrée restait insensible à ces naïves caresses.