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Page:Féval - Le Fils du diable - Tomes 3-4.djvu/695

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lèvres du chevalier. — Corentin Jaunin de la Baguenaudays, qui avait beaucoup de peine à mettre trois mots ensemble, était positivement renversé.

Le vieux Presmes et les officiers de la capitainerie faisaient silence eux-mêmes et demeuraient subjugués.

Kérizat unissait en effet la vivacité celtique à l’urbanité parisienne ; il était éloquent et il était piquant ; il était délicat, rapide, spirituel.

Lucienne était peut-être la seule, parmi tous les convives, qui gardât son esprit contre l’aimable faconde du chevalier. — Mais l’esprit de Lucienne était ailleurs. Au milieu de ce cliquetis de paroles croisées avec les rires, Lucienne restait sérieuse. L’azur foncé de ses grands yeux bleus rêvait tristement.

Parfois, sa paupière retombait ; son beau sein soulevait les plis blancs de sa robe ; un incarnat fugitif montait à sa joue.

C’est que bien loin, bien loin, — dans ce grand Paris dont elle se représentait vaguement les splendeurs ignorées, elle voyait passer une figure pâle et fière dont le regard rêvait comme le sien et dont le front large se couronnait de cheveux blonds.

C’était un beau jeune homme à l’uniforme brillant de dorures, et Lucienne se demandait :

— Pense-t-il à moi ? m’aime-t-il encore ?… Reviendra-t-il ?

Car, depuis trois ans, Lucienne recevait bien rarement des nouvelles de Martel, et ces nouvelles qui lui arrivaient indirectement n’avaient garde de parler d’amour.

Son dernier souvenir datait de cette soirée où Martel s’était mis à genoux sous les grands arbres du parc de Presmes et lui avait dit : Je pars.

Ce soir-là Lucienne avait promis à Martel de l’attendre fidèlement. Et depuis lors, que de jeunes gentilshommes beaux, brillants, riches, repoussés pour l’amour de lui !

Le cœur de Lucienne était de ceux qui ne savent point oublier.

L’amour admire sans cesse et s’exagère les qualités de l’objet aimé.

Lucienne savait l’histoire de la maison de Carhoat ; elle savait ce qu’était la sœur de Martel ; elle savait ce qu’étaient son père et ses frères.

Mais elle se disait :

— Il est si noble ! il est si brave ! la gloire épure. Quand il reviendra, son nom sera trop haut pour que puisse l’atteindre cette infamie qui n’est pas la sienne…