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Page:Féval - Le Fils du diable - Tomes 3-4.djvu/736

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— La nuit est longue, murmura Philippe ; — et vous avez votre épée, Kérizat. Cette affaire-là peut s’arranger. — Le chevalier s’inclina en souriant.

— Je suis bon, vous le savez, mon jeune maître, dit-il, — à toutes sortes d’arrangements… J’ai mon épée qui ne tient pas plus au fourreau qu’autrefois, je vous jure, et s’il faut se couper la gorge, je n’y vois pas d’inconvénient ; — mais j’ai soif… Francin Renard, apporte-moi un verre !

Le paysan obéit aussitôt.

Le chevalier se versa une rasade et tendit son verre à la ronde. Le vieux Carhoat et Prégent répondirent seuls à son toast.

Philippe et Laurent retirèrent leurs gobelets, en affectant de le regarder en face d’un air provoquant.

— À votre aise, mes jeunes messieurs, se contenta de dire le chevalier.

Puis il reprit en s’adressant au marquis :

— Mon vieux compagnon, voici trois ans bientôt que je ne me suis assis à la même table que vous. Depuis ce temps-là je n’ai pas fait fortune… et vous ?

Un nuage passa sur le front de Carhoat.

— Chaque jour apporte son pain, répondit-il ; — nous sommes plus pauvres que le plus pauvre sabotier de la forêt.

— Diable ! diable ! murmura le chevalier. — Ceci est fâcheux, monsieur le marquis… J’avais l’espérance de rentrer dans quelques petits prêts que j’ai eu l’honneur de vous faire autrefois… Mais ne parlons pas de cela puisque votre bourse est à sec. À Paris, d’où je viens, mon vieux camarade, j’ai entendu parler de vous ainsi que de ces beaux jeunes messieurs qui me regardent comme s’ils voulaient me dévorer. On dit là-bas que vous faites ce que vous pouvez, Carhoat, pour élever votre famille… On dit même que vous ne vous cassez point la tête à choisir vos moyens… Et que parfois, la nuit, au lieu d’être assis joyeusement comme aujourd’hui autour de cette table, vous grelottez sur les grandes routes, attendant quelque gibier au passage.

— Qui dit cela ? murmura rudement Philippe.

— Beaucoup de gens, répliqua le chevalier.

— Ces gens en ont menti… commença le jeune homme.

— La paix, Philippe, interrompit le vieillard. — Ces gens disent vrai, ajouta-t-il en s’adressant à Kérizat. — C’est vous qui m’avez donné la première leçon, mon camarade… Le métier n’est pas bon, et je vous attendais pour que vous m’en montriez un autre…

— Et, en attendant, répliqua le chevalier gaiement, — vous essayez votre imagination… Je vous ai entendu dans l’escalier, mon vieux compagnon, et je dois dire que vous avez eu, un peu tard il est vrai, une excellente idée. Oui, oui… les filles de ce vieux de Presmes, comme vous l’appelez avec raison, possèdent de quoi relever le noble nom de Carhoat… Mais c’est que j’ai à relever moi aussi, le pauvre nom de Kérizat… et vos jeunes gens n’ont pas l’air de vouloir m’admettre au partage.