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Page:Féval - Le Fils du diable - Tomes 3-4.djvu/754

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L’ivoire toucha la nappe, et un cri de joie s’échappa de la poitrine des trois jeunes gens.

— Cinq et cinq ! s’écria Piiilippe, — dix !…

— Un point de plus que monsieur de Kérizat, ajouta Laurent.

— Je parierai une pistole maintenant que nous allons gagner ! dit Prégent.

— Tout de même, grommela Francin Renard, — ça se pourrait bien.

Mais cette fois le poing de Philippe ne s’appesantit point sur son échine courbée, parce que la parole était de bon augure.

Le chevalier était beau joueur.

— Manche à manche ! dit-il tranquillement. — Le dernier coup va décider.

Le vieux Carhoat mettait dans ses mouvements une activité fiévreuse. Le démon du jeu le tenait.

Il amena pour Kérizat, et ce fut encore le nombre neuf qui sortit.

— Le diable s’en mêle… murmura Laurent.

Avant que les autres eussent eu le temps d’exprimer leur inquiétude, les dés se mêlèrent dans le cornet et tombèrent une sixième fois sur la nappe…

On les entendit rouler sourdement, car chacun retenait son souffle…

Quand ils s’arrêtèrent, les trois frères se levèrent à la fois, et un long cri de triomphe retentit sous la voûte.

— Douze ! clamèrent-ils à la fois. — Douze ! douze ! douze !… Gagné ! gagné ! gagné !

Ils se tenaient tous trois par la main et sautaient de joie.

Le vieux Carhoat applaudissait.

On eût dit qu’ils tenaient déjà les cent mille écus de rente de la comtesse Anne.

— Quand je vous disais, s’écria le vieillard, — que Carhoat emporterait cette partie-là !

— Bien joué, père ! répondirent les trois jeunes gens.

— Allons, messieurs, dit le chevalier gaiement ; j’ai perdu… à vous la comtesse Anne… à moi mademoiselle Lucienne de Presmes !

René n’avait pu suivre les phases de la partie, mais ces paroles résumaient trop bien la situation pour qu’il lardât davantage à comprendre.

— Toutes deux ! pensa-t-il, madame Anne et mademoiselle Lucienne… toutes deux si belles et si près du malheur !…

Sa blonde tête se pencha mélancoliquement sur son épaule. — Il se prit à rêver.

Puis son visage se recula doucement et disparut. — La porte se referma.

— À boire, Francin, à boire ! crièrent les Carhoat, — demain nous ferons la chasse… passons une bonne nuit !

Les verres s’emplirent encore, et Laurent leva le sien en disant :

— À la santé du chevalier de Talhoët !… Et fasse Dieu que sa valise soit bien garnie !

Tout le monde répéta, au bruit du choc des verres :