Aller au contenu

Page:Féval - Le Fils du diable - Tomes 3-4.djvu/808

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Les hommes fumaient et buvaient du cidre ; les femmes buvaient du cidre et fumaient. Les émanations de la rue et celles du ruisseau, se mêlant aux vapeurs du dedans, composaient une atmosphère diabolique, où les habitants seuls du cabaret de la Mère-Noire trouvaient moyen de respirer à peu près.

On eût pu croire que Francin Renard, habitué à l’air libre de la forêt, serait suffoqué en entrant dans ce bouge ; mais, bien au contraire, Francin Renard dilata ses narines et aspira chèrement ces âpres senteurs. Il était là dans une atmosphère connue ; il s’y trouvait bien ; c’était là son centre.

Il traversa la salle sans rien dire à personne et vint s’asseoir à une table déserte.

Son grand chapeau cachait sa figure jusqu’à la naissance du menton. Il était impossible de distinguer ses traits.

Il frappa sur la table avec son bâton à gros bout et demanda un pot de cidre.

On l’examinait à la ronde avec une curiosité croissante. Son costume, si caractéristique qu’il puisse paraître au lecteur, ne disait rien en ce lieu où il y avait dix costumes semblables.

Une fille du cabaret lui apporta son pot de cidre et un verre jaunâtre figurant un cône tronqué.

On l’attendait au moment où il faudrait boire pour voir son visage tout à l’aise.

Mais Francin Renard but deux rasades coup sur coup, en laissant son verre à moitié plein, et parvint à ne point montrer autre chose que le bout pointu de son nez. Cela fait, il tira de sa poche une petite pipe à tuyau court et noire comme de l’encre, un briquet, du bois mort et une corne.

Il battit le briquet et alluma son bois mort, qu’il plaça dans la corne. Il y fit entrer ensuite le fourneau de sa pipe, et bientôt un nuage circulaire de fumée, sortant par-dessous les vastes rebords de son chapeau, l’entoura d’une blanchâtre auréole.

Ces diverses choses avaient été exécutées avec un aplomb remarquable. Les buveurs et les buveuses ne pouvaient s’empêcher d’admirer la précision mise à charger, la grâce du coup de pouce mouillé pour assurer la bourre, le maniement du briquet et le bruit sec des lèvres rejetant la fumée.

C’était évidemment un gaillard de fort bonnes manières, et qui savait sa pipe de fond en comble. Mais qui était-ce ?…

Chacun se faisait cette question, et les femmes qui ont des privilèges partout, même au cabaret, s’excitaient mutuellement à percer ce mystère.

Mais la prestance du nouveau venu était véritablement si sombre et si imposante sous son éteignoir de feutre, que personne n’osait entamer le badinage et soulever ledit éteignoir.

Francin but son pot de cidre jusqu’à la dernière goutte et fuma sa pipe jusqu’à sa suprême bouffée.

Quand il eut fini, il croisa ses jambes d’un air digue, ôta son grand chapeau qu’il mit auprès de lui sur la table, et promena son l’assemblée les regards fiers de ses petits yeux clignotants.