Aller au contenu

Page:Féval - Le Fils du diable - Tomes 3-4.djvu/832

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Vous parlez bien, mon fils Martel, dit-il. — Parlez encore… Vous autres, faites silence et buvez !

Le jeune garde-française jeta sur son père un regard indécis. Il ne savait pas si ses paroles étaient vérité ou raillerie.

— Il me souvient, monsieur mon père, reprit-il, — d’une fois où vous nous avez montré, à ma sœur Laure et à moi, tous les immenses domaines que notre famille a perdus… Comme aujourd’hui, vous aviez cherché dans le vin un refuge à votre angoisse… Combien nous trouvâmes de châteaux sur notre route ! — et de manoirs jadis brillants !… et de grandes forêts !… et d’illustres ruines !… mais, en ce temps, nous n’avions perdu que des domaines, que des forêts, que des manoirs !… à l’heure où je parle, monsieur mon père, ne pourrais-je vous rendre les angoisses de cette nuit où, pour la première fois, je vis l’avenir se cacher à moi derrière un sombre voile ?… Au lieu de ces vastes champs, parcourus au galop par nos chevaux, revenez avec moi vers le passé… Que de ruines encore, monsieur de Carhoat !… que de gloire perdue !… que d’honneurs enfuis ! — et que de hontes amassées sur la route !

Philippe frappa violemment son verre contre la table et tâcha de se lever.

— Restez assis ! lui dit le vieux Carhoat d’une voix brève, — et buvez !

Il se tourna vers Martel et reprit :

— Mon fils, vous parlez bien : parlez encore ! — Martel garda un instant le silence. — Puis il redressa son front où brillait une noble beauté.

— Je n’ai plus rien à dire, monsieur mon père, répliqua-t-il d’une voix calme et lente, — sinon que Carhoat a trop vécu.

— Carhoat mourra ! dit le vieillard avec un fier sourire et en rejetant derrière ses épaules les masses blanchies de ses cheveux.

Laure leva ses beaux yeux au ciel, comme pour demander une fin prochaine à son martyre.

Elle aussi souriait. — Ces mots de mort descendaient un son âme navrée comme des paroles d’espoir et de joie.

Une vague terreur se peignait sur les traits du chevalier. — Il ne riait plus : il ne causait plus. — Il ne gardait plus rien de ses façons aimables et légères qui faisaient de lui, la veille encore, un précieux convive.

Les trois aînés de Carhoat arrivaient au dernier degré de l’ivresse, et ne savaient plus guère ce qui se passait autour d’eux.

Le vieux marquis, lui, avait cessé de boire. Il avait jeté son verre loin de lui, et croisait ses bras sur sa poitrine.

— Francin Renard ! dit-il.

— Francin est mort, répondit Noton en pleurant.

Le vieillard se signa et parcourut des yeux les convives.

— Ils sont trop ivres ! murmura-t-il en parlant à ses trois fils aînés, — il faut pourtant qu’il reste ici un homme pour garder Kérizat… car Kérizat doit mourir avec nous !

Il tira son épée et la remit aux mains de Martel étonné :