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Page:Féval - Le chevalier ténèbre, 1925.djvu/21

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récit ; mais le ciel est bleu sur nos têtes et la lune brille. L’orage est là, cependant, qui bientôt va gronder.

« Le prince Jacobyi ne savait pas le compte de sa fortune. Ses intendants lui apportaient, chaque mois, leurs états qu’il entassait, sans les lire, dans sa bibliothèque. Vaste comme elle était, sa bibliothèque s’encombrait peu à peu, cachant déjà ses mosaïques sous des monceaux de feuilles volantes. Chaque mois, il signait, sans le lire, un pouvoir qu’on adressait à son banquier de Pesth, afin qu’il fût possible de se procurer de l’argent sur hypothèque.

« — Ils auront beau me piller, tous tant qu’ils sont, disait-il, je les défie bien de voir jamais la fin de mon patrimoine !

« Et quand il regardait Lénor, sa fille, un ange aux traits suaves, encadrés de cheveux d’or, il ajoutait :

« — Je les défie bien d’empêcher celle-ci d’être la plus riche héritière à cent lieues à la ronde !

« Il disait cela et jamais homme ne fut plus vrai dans son dire ; mais il avait deux intendants à la maison et un banquier dans la ville de Pesth. Le proverbe dit qu’un seul intendant suffit à dévorer un domaine. Et il ne parle pas du banquier.

« Lénor avait quatorze ans. On voyait bien déjà qu’elle aurait la beauté de sa mère, dont le portrait était le sourire de la maison. Elle ne vivait encore que pour apprendre. Dans ces sauvages pays, figurez-vous, on mène très loin et l’on monte très haut l’éducation des jeunes filles. Lénor possédait au monde une seule amie : une fillette de son âge, magyare aussi et noble, mais pauvre, qu’on avait élevé avec elle. Vers ce temps-là, elle eut la première tristesse de sa vie. Efflam, sa compagne la quitta pour aller voir son père et sa mère qui demeuraient à la frontière, non loin de Belgrade…

« Or, il vint un soir au château de Chandor deux Rômi de Valachie, appartenant à une tribu errante, campée dans le Temeswar, de l’autre côté de la Theiss.