Aller au contenu

Page:Fabre - Chroniques, 1877.djvu/106

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dont le casque rayonnera dans l’avenir, qui est mort, il y a quelque deux ans, poitrinaire comme une pâle jeune fille, et à qui j’entendais dire un jour, avec un accent inimitable, sur la grande place de Lille :

« Ma brave femme de mère m’a dit au sortir de l’enfance : Mangin, tu es bien fait, tu feras ton chemin dans le monde, car un bienfait n’est jamais perdu. »

À Paris, on rencontre à chaque pas un personnage dont l’on a fait connaissance dans les esquisses satiriques : ici Jérôme Paturot, plus loin Calino. Le bottier qui vous chausse, le tailleur qui vous habille, le chemisier qui vous met au cou un faux col, le coiffeur qui vous passe un fer dans les cheveux, le cocher qui vous promène au pas et à l’heure, le garçon de restaurant qui vous sert chaud un poulet froid, sont autant de personnages comiques.

En arrivant à Paris, j’entrai chez un coiffeur à qui je confiai ma tête échevelée par l’aquilon. Ses premières paroles me donnèrent la note de l’air qui allait sans cesse résonner à mes oreilles et que plus tard j’essaierais de chanter moi-même :

— Monsieur, me dit-il, je suis en train de révolutionner la chemise. Tandis que tout marchait dans le monde, la chemise est restée stationnaire. L’art du chemisier est encore à l’état d’enfance, je vais l’émanciper ! Je prépare une chemise qui étonnera Paris et fera le tour du monde.

Ce coiffeur joignait à l’industrie des cheveux, qu’il jugeait impuissante à le porter au faîte de la fortune, l’industrie des chemises. Naïf comme on l’est à son premier pas dans une grande ville et dans la vie, je commandai une demi-douzaine de ces chemises qui devaient laisser si loin derrière elles les chemises qui avaient suffi jusqu’alors à l’humanité. Le pauvre diable à qui je fus obligé de les donner, ne pouvant les porter moi-même, a mal fini. On n’a jamais pu savoir si c’était un suicide ou un meurtre, s’il s’était étranglé au moyen de la chemise ou si c’était la chemise qui l’avait étranglé à son corps