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Page:Fabre - Chroniques, 1877.djvu/127

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à fendre l’âme ; néanmoins, je suis parvenu à faire taire le petit malheureux et à dissiper l’orage. Vrai ! je ne voudrais pas avoir une pareille besogne à remplir tous les jours.

Derrière les persiennes de la maison voisine, plusieurs personnes qui sont venues là pour le spectacle, échangent des observations de circonstance :

— Il n’y a pas tant de monde que je le pensais, dit une vieille dame en lunettes qui porte gaiement un deuil récent. Pour un homme qui avait tant de relations d’affaires et de société, le cortège n’est pas considérable. Bien des gens à qui il a fait faire de l’argent l’ont déjà oublié. Je ne vois ni M. X., ni M. N., ni M. B., ni le juge S. Il n’y a presque pas d’avocats. Je croyais qu’on l’enterrerait mieux que cela.

— Ce n’est pas à comparer avec la suite de votre mari, dit une petite femme à côté de la vieille dame en lunettes. Toutes les grosses gens y étaient. Si vous aviez vu ça, vous auriez été fière, c’était beau, beau.

— J’ai jeté un coup-d’œil par la fenêtre du petit salon, interrompit la vieille dame. Cela m’a tiré des larmes. Mon pauvre vieux, qui était si orgueilleux, aurait été flatté, s’il avait pu se voir si bien accompagné au cimetière.

— Tenez, voilà le corps qui sort de la maison, dit une autre dame. Voyons quels sont les porteurs des coins du drap. Le bonhomme A. avec M. C., ça n’est pas assorti. L’avocat O. est trop jeune pour porter les coins du drap d’un homme de soixante ans passés. On n’aurait pas dû demander le juge R., c’est trop de prétention ; le défunt ne lui avait pas parlé trois fois dans sa vie. Même après la mort, il faut que chacun garde sa place. Je vous dis que c’est souvent le tour du vieux notaire Z. à porter les coins du drap !

— L’aîné des garçons, reprend la vieille dame, ne paraît pas avoir trop pleuré. C’était pourtant le favori de son père. Les enfants sont si ingrats ! Cependant, sans vanter les miens, je puis dire qu’ils se sont bien chagrinés à la mort de leur père.