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Page:Fabre - Chroniques, 1877.djvu/23

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Je flânais l’autre jour rue St. Pierre — pour prendre l’air des affaires. En m’éloignant à regret de l’étalage d’un changeur, je me rencontre face à face avec un de mes anciens concitoyens que je connaissais à peine à Montréal. À ma grande surprise, il se précipite vers moi, s’empare de mes deux mains à la fois et les sert avec effusion. Il avait l’air d’un homme qui retrouve son père, au détour d’une rue, dans un embarras de voiture, après trente-cinq ans de séparation. Sentant que toute résistance serait inutile et pourrait provoquer chez ce malheureux une réaction funeste, je m’abandonne à ses caresses.

— Que je suis heureux de rencontrer une figure amie si loin de chez moi, s’écrie-t-il visiblement ému. Figurez-vous que je suis à Québec depuis ce matin à six heures ; le bateau arrive de trop bonne heure, quand les journées sont si longues à l’étranger ! Il y avait longtemps que je voulais voir Québec ; mais l’habitude de ne pas aller plus loin que St. Lambert me retenait. Cependant, le crâne de Montcalm m’attirait ; je voulais savoir au juste ce que c’était que la Plateforme dont on m’avait tant parlé et même, ajouta-t-il en baissant les yeux, je désirais m’abonner à votre journal.

Il mentait ; il me flattait bassement. Mais n’importe ! puisque dans ce passant démonstratif, je découvrais un abonné, il ne fallait pas le laisser se perdre.

— Enfin, reprit-il, je me suis décidé à me mettre en route. J’ai profité du temps de l’Exposition ; il y a tant de monde en ville qu’on ne sentira pas mon absence. Le départ a été charmant ; le quai était couvert de monde qui avait l’air d’envier mon sort. Il y a des gens qui ne peuvent pas voir partir les autres, sans que les pieds leur en démangent. Au moment où le bateau s’éloignait, plusieurs personnes ont agité leurs mouchoirs ; naturellement, j’ai pris cela pour moi, et j’ai répondu de mon mieux à cette avance en déployant au vent les deux mouchoirs que, par précaution, j’avais emportés. Mais lorsque nous perdîmes de vue la ville, je me sentis le