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Page:Fabre - Les Auxiliaires (1890).djvu/124

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RÉCITS DE L’ONCLE PAUL

digne d’une si grande magnificence de costume ? Il faudrait l’entendre, et s’il en était ainsi, sans mentir, vous seriez dans nos bois l’oiseau parfait, unique, le phénix. « Ah ! tu en doutes, se dit en lui-même le corbeau ; écoute cette roulade : Crau, crau, crau ! »

Émile. — Et pour montrer sa belle voix,
Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie.
Le renard s’en saisit…

Paul. — Pas encore : il n’aurait pu parler avec le fromage entre les dents et donner au corbeau la leçon de la fin. Je le vois mettre la patte sur le fromage, se passer la langue sur les babines et regarder malicieusement l’oiseau confus ; puis : « Mon bon monsieur, apprenez que vous êtes un sot vaniteux. »

Émile. — Il ne l’appelle plus Monsieur du Corbeau, maintenant qu’il tient le fromage.

Paul. — Ce titre de gentilhomme était bon au début, pour flatter le corbeau ; à présent le renard se moque de lui et lui dit « mon bon monsieur », en manière de doucereuse condoléance. Plaindre les gens qu’on a dupés, n’est-ce pas la perfection de la coquinerie ? Voilà certes un renard qui fera son chemin dans le monde. Lisez dans La Fontaine, l’incomparable conteur, les tours pendables qu’il joue plus tard au bouc, au loup et à tant d’autres, ou plutôt attendez encore ; nous les lirons ensemble au coin du feu cet hiver. Pour le moment, laissons le corbeau de la fable pour apprendre la manière de vivre du corbeau de l’histoire.

Cet oiseau ne se rassemble pas en troupes comme le font les corneilles ; il vit solitaire ou par couples sur les rocs escarpés et les arbres les plus élevés. La société ou même le voisinage de ses pareils lui est insupportable. Il chasse de son canton à grands coups de bec tout corbeau qui tenterait de s’y établir, fût-il né dans son propre nid. Si l’intrus est simplement de passage, il le conduit avec menace jusqu’aux frontières de ses domaines et ne le quitte du regard qu’après l’avoir vu se perdre dans l’éloignement. Les corneilles, amies de la société, sont traitées avec la même rigueur. Le corbeau veut être seul, tout seul, sur son roc pelé, et gare au malavisé qui viendrait troubler sa solitude ! Il établit son nid sur les