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Page:Fabre - Les Auxiliaires (1890).djvu/204

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RÉCITS DE L’ONCLE PAUL

pas une abondante moisson de semences, de bourgeons, de fruits, de jeunes plantes de jardinage ? Il y en a qui savent extraire le froment de son épi, qui viennent effrontément partager avec la volaille l’avoine jetée dans les basses-cours. D’autres préfèrent la chair juteuse des fruits ; ils savent avant nous si les cerises sont mûres, si les poires sont fondantes. Quand vous venez faire la récolte, vous ne trouvez que leurs restes. Il y en a même qui ont des becs d’une conformation bizarre, pour éventrer les fruits et les faire sauter par quartiers afin d’atteindre les pépins, leur morceau de prédilection. Voyez le bec de celui-ci, et dites-moi si vous connaissez un outil plus singulier.

Jules. — Les deux mandibules sont en travers l’une de l’autre ; au lieu de se rejoindre, elles se croisent comme les lames de vieux ciseaux détraqués.

Émile. — À quel travail peut se livrer ce bec estropié, dont les pointes regardent l’une en haut, l’autre en bas ? Jamais il ne parviendra à ramasser une graine à terre.

Paul. — Aussi n’est-ce pas à terre qu’il recueille la nourriture. Sa manière de procéder est plus compliquée.

Disons d’abord que l’oiseau se nomme bec-croisé, eu égard au croisement des deux mandibules. Cette bizarre disposition n’est pas le résultat d’un accident survenu à l’oiseau, par exemple d’une entorse à la suite d’un violent effort ; ce n’est pas l’état d’un bec estropié, comme le dit Émile, mais bien un état naturel. L’oiseau naît avec ce bec biscornu et n’en a jamais d’autre. Il est fort douteux même, s’il en avait la faculté, qu’il voulût jamais en changer, tant il le trouve outil précieux pour le travail à faire. Le bec-croisé aime par-dessus tout les semences du pin. Prenez un cône de pin et soulevez-en les écailles à la pointe du couteau. Vous trouverez derrière chacune d’elles deux semences imprégnées d’huile et relevées d’un léger parfum de résine. Voilà l’exquis manger que cherche l’oiseau. Mais comment l’extraire de dessous les écailles, si dures et solidement imbriquées ? Un gros-bec vainement cognerait ces écailles de son robuste outil sans parvenir à les faire entre-bâiller ; nous-mêmes, à l’aide d’un couteau, n’y parvenons pas sans peine. Le bec-croisé se joue de ce rude travail : il insinue la pointe d’une mandibule sous l’écaille, et, prenant appui sur l’autre, il tourne et fait levier. En moins de rien, l’écaille se soulève et la semence vient.