Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 1.djvu/394

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
CON
393

« Il s’agit d’ouvrièriser la Société, de façon que, sur les ruines d’un monde où l’on tenait à honneur de vivre noblement sans rien faire, il s’élève un monde plus juste où chacun puisse vivre en travaillant et ne puisse vivre autrement. La clef de la question sociale, c’est la corporation ».

N’y a-t-il pas dans cette idée, bégayée, comme le disait Proudhon en 1863, l’idée de la reconstruction sociale dont les Syndicats seront les cellules ?

Bien que leur existence fût obscure, comme nous l’avons dit, l’organisation corporative ouvrière n’en progressait pas moins.

En 1881, on comptait en France 500 Chambres Syndicales ouvrières, dont 150 à Paris, avec 60.000 adhérents ; les patrons avaient à cette époque 138 Associations groupant 150.000 membres, si l’on s’en tient au rapport d’Allain Targé à la Chambre sur l’abrogation des arts. 414, 415 et 164 du Code pénal en 1881.

C’est en cette année 1881, que fut constituée la Fédération des Travailleurs du Livre. Celle des Charpentiers existait depuis 1880, de même que celle des Mineurs. Les Fédérations lithographique et culinaire furent constituées en 1884.

C’est à ce moment que le législateur sentit la nécessité d’introduire dans le Code la reconnaissance du droit syndical, de le codifier pour canaliser l’effort ouvrier, afin de faire des syndicats un contrepoids au patronat.

La loi du 21 mars 1884 fut l’œuvre habile de Waldeck-Rousseau.

Cette loi n’était, bien entendu, libérale qu’en apparence. Elle reconnaissait un fait sur lequel il était impossible de revenir. Elle établissait la séparation entre le droit de coalition et le droit syndical. De même, elle maintenait l’art. 414 et 415 du Code pénal — toujours en vigueur — sur les atteintes à la « liberté du travail » ; elle refusait le droit syndical aux fonctionnaires et ouvriers de l’État ; elle tendait à restreindre l’activité du groupement corporatif. Le seul fait nouveau était la reconnaissance légale des Syndicats.

Elle n’eut de valeur que par l’action tenace des ouvriers qui firent reconnaître leurs organisations par le patronat, malgré que celui-ci s’y opposât fortement.

Elle permit au syndicalisme de se développer plus facilement et l’État ne perdait pas l’espoir d’utiliser cette force naissante contre le capitalisme industriel et bancaire qui tentait, chaque jour un peu plus de se substituer à lui.

La circulaire de Waldeck-Rousseau, adressée aux Préfets, montre bien tout le parti que le Gouvernement comptait tirer des Syndicats, s’il réussissait à les maintenir sous sa tutelle.

Pendant que le pouvoir tentait de réaliser ses desseins, le syndicalisme prenait force et vie. Les ouvriers acquéraient la notion de l’interdépendance des corporations. Ils saisissaient mieux aussi la généralisation indispensable de leurs Unions. Ils n’accordaient d’ailleurs à la loi de 1884 que sa valeur restreinte. Ils ne l’accueillirent que très fraîchement et en 1886, au Congrès de Lyon, ils la dénoncèrent comme un piège. Longtemps, ils ne s’y conformèrent que peu ou point.

D’ailleurs si cette loi n’est plus combattue aujourd’hui avec la même vigueur, cela tient à ce que le Pouvoir a laissé tomber en désuétude la plupart des dispositions restrictives qu’elle contient.

Nous sommes, aussitôt le vote de cette loi, en pleine confusion. À l’intrusion du Parti politique dans le mouvement syndical, il faut ajouter la scission du Parti socialiste, comme nous l’avons vu. Mais le morcellement ne devait pas s’arrêter là. Les « possibilistes » de la Fédération des Travailleurs socialistes devaient

connaître une nouvelle scission. Les « allemanistes » sortirent de la Fédération pour former le Parti ouvrier socialiste révolutionnaire.

Il est impossible d’étudier ici toutes les querelles qui opposèrent les unes aux autres les fractions socialistes, mais on doit les mentionner pour aider à comprendre l’histoire du syndicalisme et les difficultés qu’il rencontrera par la suite, à partir de 1920.

Si ces scissions eurent pour conséquence de gêner considérablement le développement du syndicalisme, elles empêchèrent, par contre, un Parti d’accaparer son action et de le mettre en tutelle.

Il serait puéril cependant de nier l’influence du socialisme de cette époque sur le syndicalisme à peine organisé. Il ne faudrait pas non plus surestimer cette influence. Les syndicats non socialistes ne tardèrent pas, par exemple, à reconnaître l’impossibilité de concilier les intérêts des travailleurs avec ceux des patrons. L’esprit révolutionnaire ne tarda pas à se développer chez eux.

Les divisions qui réduisaient le socialisme à l’impuissance eurent pour effet de rapprocher les ouvriers de l’action, spécifiquement syndicale qui prit sans cesse une plus grande place. Déjà, ils ne la subordonnaient plus aussi complètement à l’action politique, lorsque les « allemanistes » proclamèrent au Xe Congrès, en 1891, « que l’action politique n’a guère que la valeur d’un moyen de propagande et d’agitation ».

Cette motion déclarait en outre : « Il y a nécessité d’envisager une levée en masse des travailleurs, qui par la grève générale nationale et internationale, donneront une sanction aux grèves partielles ».

C’était la première fois que l’idée de la grève générale était formulée d’une façon claire et nette. Elle devait faire son chemin.

À côté des « allemanistes », les « blanquistes » du Comité révolutionnaire central (fondé en 1881) avec Vaillant, tendaient à reconnaître au mouvement syndical une certaine autonomie pendant que les anarchistes-communistes, dont le rôle ne tardera pas à être prépondérant, affirmaient déjà la nécessité de l’indépendance du syndicalisme.

C’est sous de tels auspices que se réunit le Congrès de Lyon, le 11 octobre 1886. Alors que les socialistes pensaient que les Syndicats étaient acquis « au socialisme parlementaire », ceux-ci s’affirmèrent au contraire nettement « révolutionnaires ».

Pour différencier les deux sections du mouvement ouvrier, le Congrès décida la constitution d’une Fédération des Syndicats qui permettrait de distinguer les deux actions : économique et politique.

Il vota, à ce sujet la résolution suivante :

« La Fédération nationale des Chambres Syndicales se déclare sœur de toutes les Fédérations socialistes ouvrières existantes, les considèrent comme une armée tenant une autre aile de la bataille ; ces deux armées devront dans un temps peu éloigné faire leur jonction sur un même point pour écraser l’ennemi commun. »

À vrai dire c’était là une affirmation assez équivoque de l’autonomie des mouvements. La prédominance du Parti y était à peine masquée. On s’en aperçut bien au Congrès de Montluçon en 1887 et on le vit mieux encore lorsque la Fédération des Syndicats et groupes corporatifs ouvriers de France tint ses assises dans les mêmes villes et avec les mêmes éléments, en même temps que l’organisation politique à la remorque de laquelle elle traîna une existence peu brillante, malgré quelques velléités d’indépendance, comme à Bordeaux en 1888.

Elle disparut d’ailleurs assez vite de la scène. Sans programme bien à elle, machine politique au service de l’action électorale, elle était d’avance vouée à l’impuissance. Sa disparition fut encore hâtée par l’apparition