Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 4.1.djvu/196

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
PRO
2162

Une mutation peut avoir donné aux dents un caractère humain sans que la mandibule se soit trouvée modifiée, ce qui expliquerait la dentition humaine de la mâchoire pithécoïde de Mauer. »

Sur quoi ont porté la mutation principale et les mutations secondaires qui la caractérisent ? Sur le cerveau et sur l’ensemble de la tête ; celles du corps ne sont qu’accessoires.

Au prix de quels sacrifices l’accroissement de l’appareil cérébral s’est-il réalisé ? Comparé aux grands anthropoïdes, l’homme paraît un être dégénéré. On peut le considérer comme une machine plus délicate que les êtres auxquels il est apparenté, mais son rendement n’est pas moindre.

N’oublions pas qu’au point de vue physique, le primitif était plus solidement constitué que l’homme moderne. De plus petite taille, mais très massif, il avait des muscles puissants, une mâchoire robuste, une dentition très forte. En somme, après la mutation, le débit énergétique était resté équivalent, tandis que les possibilités d’utilisation étaient démesurément accrues. Ainsi, tandis que chez toutes les autres espèces, production d’énergie nerveuse, besoins et moyens d’emploi s’équilibraient sensiblement, il s’est manifesté dans l’espèce nouvelle une énorme disproportion entre ces facteurs. Ce remaniement est bien plus important qu’il ne semble résulter d’un examen superficiel des organes. Il ne porte pas seulement sur l’accroissement de l’étendue de la couche corticale grise, mais sur la multiplication des fibres de relation et d’association qui relient les cellules de la première, soit avec les organes sensitifs et musculaires, soit entre les fibres dont l’ensemble forme la substance blanche, dont le volume est proportionnel au cube des dimensions. Les neuf milliards de cellules grises, reliées par leurs cylindres-axes et plusieurs autres prolongements donnent la possibilité de combinaisons qui se chiffrent par milliards de milliards, alors que la vie humaine est loin d’atteindre trois milliards de secondes. Quelle latitude laissée aux différences de pensée et aux écarts de comportement, chez un individu ou entre divers individus !

Ces considérations sont appuyées par le fait que lorsqu’il s’agit de l’exercice de la pensée, beaucoup de biologistes modernes sont portés à attribuer un rôle prépondérant dans l’élaboration de la pensée aux fibres d’association et de transmission et non plus aux cellules elles-mêmes.

On peut avoir une idée de la constitution psychique de l’homme en se représentant un ouvrier dont la force musculaire est étroitement limitée et qui a à sa disposition un magasin approvisionné d’une multitude d’outils, susceptibles de combinaisons variées, appropriées à tous les genres de travaux qui pourront se présenter ; abondance telle qu’au cours de la plus longue existence, il ne trouvera l’occasion que d’en utiliser une infime partie. C’est un semblable excès des ressources mentales sur les moyens et les besoins physiologiques qui assigne à l’homme un rôle privilégié dans le monde vivant ou, du moins, qui le lui assurerait s’il avait la sagesse de le mettre à profit.

La mutation essentielle dont nous venons d’exposer la nature a été accompagnée d’une série de mutations indépendantes. On ne saurait mieux qualifier la plupart de celles-ci qu’en les appelant un remodelage de la face. Les masses osseuses et musculaires se réduisent, les arcades sourcilières s’effacent, le prognathisme s’atténue, la mâchoire s’amenuise, les dents sont moins volumineuses. Ce qui attire encore l’attention, c’est l’apparition et le dégagement du menton. Or, cette particularité nouvelle, jointe à celles qui sont relatives à l’articulation plus libre des branches de la mâchoire, à la souplesse des joues, à l’amincissement et à la mobilité des lèvres, donne plus de jeu aux mouvements de la langue, à la modulation des sons. Le langage

articulé existait-il chez les précurseurs de Néanderthal ou d’avant ? Peut-être, mais à l’état réduit (Boule). Le remaniement facial ultérieur a considérablement accru non seulement les facilités d’expression, mais le champ même de la pensée.

« La sensation et le mouvement constituent la première et la dernière étape de la pensée, même de la pensée abstraite, spéculative, dans laquelle la région des images est dépassée et la parole semble paralysée. Le mot, si je ne parle pas, je ne pense pas, mis satiriquement dans la bouche de l’orateur Gambetta, synthétise cette intime articulation du langage, qui en accompagne l’extériorisation et qui est nécessité commune à tout homme, quelle que soit sa valeur mentale. » (Bruggia).

La faculté d’employer une quantité réduite d’énergie nerveuse à mettre en œuvre des comportements infiniment variés, selon les circonstances, donnait à l’homme une supériorité prodigieuse sur les représentants les plus voisins de l’ordre des primates dont il fait partie. Cet avantage s’alliait pourtant à quelques dangers. L’avantage est qu’un ajustement, moins étroitement standardisé, de la puissance nerveuse motrice et des rouages qu’elle peut mobiliser, a rendu possible à chaque individu de faire face, par ses propres moyens, aux incidents dont le milieu ambiant est le théâtre ; multipliant ses points de contact avec le monde, elle lui en facilitait la pénétration, lui fournissait des armes personnelles pour sa conquête. Dans l’animalité, l’accommodation est globale ; dans l’humanité, elle peut à la rigueur être individuelle et la possibilité d’isolement s’y accompagne d’une différenciation du comportement.

Ce penchant à l’individualité est une cause de dissolution des groupements humains. Le péril est grave tant que l’homme est insuffisamment armé pour la lutte. L’animal végétarien ou carnivore médiocrement puissant concentre sur un seul objectif, pour la défense ou pour l’attaque, tous les moyens restreints mais routiniers des membres de la horde. Le clan humain, uni par l’instinct grégaire reçu en héritage, agit de même. L’intelligence, rivale de l’instinct, va compromettre sa cohésion.

À la tendance dissociative de l’esprit, le langage puis l’écriture sont venus apporter un tempérament. Multipliant les moyens d’expression des idées et, par là, les occasions de relations entre les hommes, rendant aisée la communication de l’expérience personnelle, des connaissances acquises sur le monde, le langage restituait toute sa valeur à la cohésion sociale et tendait à la consolider. Aidé de l’écriture, il donnait naissance à la tradition qui, reliant les générations successives, leur permettait de constituer et de conserver intact le capital intellectuel de l’humanité.

Sous l’influence contraire de l’intelligence dissolvante et du langage serviteur des tendances à la sympathie, le groupe humain, au lieu de se disperser, allait se maintenir, mais sur une nouvelle base. Il n’allait plus reposer sur la contrainte inconsciente de l’instinct grégaire, mais s’orienter vers l’association consentie régie par la raison.

Si, comme on le fait communément, on appelle sociétés aussi bien les groupements animaux que les groupements humains, il faudrait dire non pas que l’homme est un animal sociable, mais que son état de civilisation est la conséquence de son naturel insociable.

En réalité, ce paradoxe est simplement l’effet d’une confusion due à l’application d’un vocable à deux types d’agrégats. En cessant peu à peu d’obéir à l’instinct, passion, sentiment, tendances se socialisent. Mais il ne faut pas confondre avec les sociétés animales, instinctives, les sociétés humaines de plus en plus artificielles. D’une part, il y a absence de personnalité, grégarisme, conformisme spécifique, autorité (dictature ou