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patriciennes, et qui ont besoin d’argent. Encore, la dignité de la famille, de tous les citoyens, même les plus infimes, rend ces aventures scandaleuses et dangereuses, tout au moins dans les premiers temps de la république.

Il y avait déjà des marchands d’esclaves, allant au loin en quête de marchandise, subornant les filles crédules, enlevant les femmes, ou bien, ce qui fut la règle plus tard, achetant régulièrement filles ou garçons de condition servile contre des produits manufacturés ou de l’argent. Ils fournissaient ainsi les lupanars individuels des aristocrates. Sans doute eurent-ils l’idée d’offrir aux besoins sexuels des étrangers déracinés leurs laissées pour compte ; de créer, avec celles des femmes esclaves qui ne trouvaient pas preneur, des lupanars collectifs à l’usage, non seulement des étrangers, mais aussi de tous les mâles de l’endroit. Si bien que Solon, au moment de la première extension d’Athènes, créa lui-même des lupanars municipaux avec des esclaves achetées à l’étranger (venues d’Asie). Il ne fit que réglementer un état de choses existant, en enfermant la prostitution dans un quartier de la ville sous surveillance officielle et en la taxant au profit de la cité.

La morale sexuelle de ces sociétés, en apparence policées, est sauve devant l’histoire, mais le sort des femmes de la plus basse classe, esclaves et même affranchies, est un martyre. Comment pourraient-elles se soustraire à la lubricité des mâles ? Les guerres incessantes renouvellent le troupeau des captives. À l’époque romaine, les légions ramènent d’un peu partout un butin de fillettes et de jeunes femmes ; les plus belles sont choisies par les chefs pour eux-mêmes ou vendues ensuite pour le harem des gens riches, tandis que les centurions et les soldats vendent leur part aux marchands pour le stupre ou pour le travail forcé. Devant l’extension de la cité et l’afflux d’une population venue du dehors, sans cesse grandissante, les patriciens romains n’hésitent pas, par amour du gain, à organiser eux-mêmes des lupanars, où ils livrent à la prostitution leurs propres esclaves, quelquefois ouvertement, le plus souvent par personne interposée. Cela se passe à l’époque de la République romaine, qui jouit, au point de vue historique, d’une réputation de haute moralité. Les esclaves femelles ne pouvaient ni protester, ni faire de scandale.

Ce qui devient un scandale pour les moralistes et les partisans de la réglementation, c’est quand la prostitution devient libre, quand s’étale au grand jour une débauche qui existait tout aussi bien auparavant, mais dont seules étaient victimes des esclaves silencieuses. Ils imaginent que l’avènement de la prostitution libre est dû à la fermeture des lupanars ; or, ceux-ci continuent d’exister avec leur population d’esclaves. C’est l’inégalité des richesses qui a rompu les cadres de la cité. Il s’est créé toute une catégorie de femmes, intermédiaire entre celle des femmes libres et celle des esclaves : affranchies, filles d’affranchis, parfois éduquées dès le jeune âge en vue de la prostitution, étrangères venues de Grèce, d’Égypte et d’ailleurs, et qui ont lâché leur famille pour vivre leur vie et tenter fortune, filles de petits propriétaires dépossédés, orphelines, jeunes veuves sans appui, plébéiennes désireuses d’une vie de plaisir, etc. La plupart ont été subornées par quelque richard ou quelque fils de famille. Lorsqu’elles ont cessé de plaire, il faut bien qu’elles fassent commerce de leur corps. Celles qui font florès sont celles qui ont quelque instruction et des talents de danseuse ou de musicienne. L’argent arrive à corrompre les mœurs d’une bonne partie des classes libres. Les hommes et les femmes de la classe riche ne connaissent aucun frein à leurs caprices. Les pouvoirs publics interviennent de temps en temps pour essayer de masquer l’étalage de la galanterie et de refouler la prostitution dans les maisons closes. Mais les mesures qui régle-

mentent la prostitution de lupanar ne peuvent s’attaquer aux causes de la corruption des mœurs, qui sont des causes sociales et qui sont les conséquences d’une inégalité excessive.

Le christianisme ne change rien aux mœurs, puisqu’il ne touche pas à l’édifice social. On n’a qu’à étudier les mœurs de Byzance, après la disparition de l’empire d’Occident, pour constater que tout s’y passe comme dans la Rome impériale.

Au Moyen Âge, et au fur et à mesure que les villes se repeuplent, la prostitution se développe de nouveau. Les mœurs assez rudes et la claustration de la femme – mise à l’abri des violences, adonnée aux travaux pénibles et incessants du ménage (boulangerie, cuisine, filage, tissage, couture, blanchissage, etc.) et placée dans une situation d’infériorité – ne permettent pas de liberté sexuelle. La religion et l’éducation morale s’y opposent. Il n’y a de prostitution libre que dans quelques très grandes villes, grâce à l’afflux des étrangers riches. Encore les prostituées libres sont-elles souvent pourchassées par la police, et elles sont obligées, pour se protéger de la brutalité des mâles, d’être sous la domination d’un « maquereau ». Les lupanars, qui ont le monopole presque exclusif de la prostitution, sont des bouges où les femmes sont vraiment les esclaves des tenanciers et dans l’impossibilité absolue de jamais recouvrer leur liberté. Malgré tout, pour la malheureuse qui a fauté et est excommuniée par la famille et par l’opinion publique, c’est tout de même un refuge. Méprisée par les épouses légitimes, pourchassée par les mâles, dont la goujaterie n’a d’égale que l’insolence, elle préfère encore cette vie d’esclavage aux aléas, aux avanies et aux vexations qui sont le lot de toutes celles qui essayent de vivre isolées. Sauf quelques exemples rares de courtisanes riches et indépendantes, dans des milieux de luxe et protégées par le milieu, et dans des moments fugaces de civilisation plus libre.

La femme n’a pas d’indépendance. Elle est sous la domination familiale et économique de l’homme. Il faut arriver jusqu’aux Temps modernes, c’est-à-dire jusqu’à ce que la femme commence à avoir un peu d’autonomie économique, pour voir la liberté sexuelle apparaître et la prostitution se transformer.

Jusque-là, les bordels sont en pleine prospérité. Rien ne s’oppose au trafic des femmes. Les maisons de Paris fournissent la province et une partie de l’étranger. À cause des conditions tout à fait misérables du travail féminin, le recrutement se fait facilement, surtout parmi les filles qui arrivent désorientées de la province. On ne peut guère se représenter aujourd’hui quel pouvait être le sort d’une femme, souvent illettrée, arrivant dans une grande ville, à une époque où il n’y avait ni poste rapide, ni chemin de fer, ni télégraphe, etc. Elle était presque aussi isolée des siens que si elle était allée dans un pays étranger. Une fillette, livrée à elle-même, courait les plus grands risques de tomber dans les pattes d’un proxénète. Même plus tard, vers 1885, les révélations de la Pall Mall Gazette montrèrent qu’il existait à Londres un commerce courant de vierges et de fillettes impubères pour la consommation des riches amateurs. Le scandale fut tel que sous la pression de l’opinion publique et spécialement de l’opinion féminine anglaise, déjà plus éduquée que celle du continent, le gouvernement prit l’initiative de réprimer la traite des blanches et parvint à la supprimer en Angleterre.



Voilà pour le passé, quand les jeunes filles esclaves ne pouvaient pas échapper à la prostitution imposée par le maître, ou, plus tard, quand les filles isolées ne pouvaient guère se soustraire à la concupiscence des mâles.