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donc le régicide comme principe, et si il fut controversé souvent, il n’en reste pas moins vrai que, pour l’ordre d’Ignace de Loyola, les rois étant sous la juridiction du pape, et, de ce fait, celui-ci a le droit de les condamner ou de charger tout individu d’exécuter la sentence, le régicide s’affirmait non seulement comme autorisé, mais était exalté comme une action glorieuse et méritoire. Dans le code des Jésuites, où le régicide est prêché, érigé en doctrine, l’on trouve de quoi « condamner » ces jésuites qui se disent calomniés. (Voir au mot Jésuite : Textes régicides.)

Voici ce qu’on lit dans les opuscules théologiques de Martin Bécan, jésuite célèbre : « Tout sujet peut tuer son prince, lorsque ce dernier s’est emparé du trône comme usurpateur. Il ajoute que son assertion est si juste que, dans toutes les nations, il est à remarquer qu’on a rendu de grands honneurs à ceux qui ont tué de semblables tyrans. » Le jésuite italien Paul Comitolo, écrit, p. 458, livre IV de ses « Décisions Morales » : « Il est permis de tuer un injuste agresseur, quand même il serait général, prince, roi ; que l’innocence est toujours plus utile que l’injustice, et qu’un prince qui maltraite des citoyens est une bête féroce, cruelle et pernicieuse qu’il faut détruire. » Adam Tanner, jésuite allemand, dit : « Il est permis à tout homme de tuer un tyran, qui est tel quant à la substance (tyrannus quoad substantiam), il est glorieux de l’exterminer (exterminare gloriosum est). » Alp Sa, jésuite portugais, proclame que « Le Pape peut tuer d’une seule parole (potest verbo corporalem vitam auserre) ; car en recevant le droit de faire paître les brebis, n’a-t-il pas aussi reçu celui de faire massacrer les loups ? (potestatem lupos interficiendi). » Le jésuite Marionna, dans « De Rege » lib. 1, p. 54, écrit : « C’est une pensée salutaire à inspirer aux princes, que de leur persuader que s’ils oppriment les peuples en se rendant insupportables, par l’excès de leurs vices et l’infamie de leur conduite, ils vivent à telles conditions qu’on peut, non seulement à bon droit, les mettre à mort, mais qu’il y a de la gloire et de l’héroïsme à le faire. » Dans Suarez, « Defensio Fidei » (lib. VI, ch. IV, n° 13 et 14 », on trouve ces pensées : « Si la chose publique ne peut trouver sa défense que dans la mort du tyran, il est permis au premier venu de le tuer (cuilibet de populo licet illum interficere). » Qu’un Clément et un Ravaillac soient les praticiens de ces doctrines, personne ne le conteste, et si les Pazzi assassinèrent les Médicis, pour complaire au pape Sixte IV, si Jean Châtel tenta d’assassiner Henri IV, tous ne furent que les instruments des jésuites. Jean Guignaud, jésuite et complice de Jacques Clément, déclara : « C’est une action méritoire devant Dieu que de tuer un roi hérétique. »

Mais les jésuites n’eurent cependant pas le monopole du régicide. Le conventionnel Grégoire jugea les souverains par cette pensée laconique : « Les rois sont dans l’ordre politique ce que sont les monstres dans l’ordre naturel ; nous avons non seulement le droit, mais le devoir de les écraser. » Plus tard, Mussolini reprendra ce thème dans la « Lutte de Classe » 9 juillet 1910 : « J’admets sans discussion que les bombes ne peuvent constituer en temps normal un moyen d’action socialiste. Mais lorsqu’un gouvernement républicain ou monarchique vous bâillonne et vous jette en dehors de l’humanité, oh ! Alors, il ne faut pas maudire la violence qui répond à la violence, même si elle fait quelques victimes innocentes. »

C’était là justifier le régicide.

La doctrine libertaire inscrivit à son actif le régicide, et alla jusqu’à le préconiser comme un geste héroïque. Laurent Tailhade, dans le « Triomphe de la Domesticité », stigmatisa en une page virulente l’alliance Franco-Russe. Son article, d’une beauté littéraire remarquable, vibrant et plein d’images, émut le parquet qui lui fit les honneurs de la correctionnelle pour pro-

vocation au meurtre. Voici le passage incriminé : « Quoi ! Parmi ces soldats illégalement retenus pour veiller sur la route où piaffe la couardise impériale, parmi ces gardes-barrières qui gagnent 9 francs tous les mois, parmi les chemineaux, les mendiants, les trimardeurs, les outlaws, ceux qui meurent de froid sous les ponts en hiver, d’insolation en été, de faim toute leur vie, il ne s’en trouvera pas un pour prendre un fusil, son tisonnier, pour arracher aux frênes des bois le gourdin préhistorique pour frapper jusqu’à la mort, pour frapper au visage et pour frapper au cœur la canaille triomphante, tzar, président, ministre, officiers et les clergés infâmes, tous les exploiteurs du misérable, tous ceux qui rient de sa détresse, vivent de sa moelle, courbent son échine et payent de vains mots sa tenace crédulité ! La rue de la Ferronnerie est-elle à jamais barrée ? La semence du héros est-elle inféconde pour toujours ? » Mais si l’Église justifie un Ravaillac ou un Clément ; si les conservateurs applaudissent à la fusillade des fédérés de 1871 par les Versaillais, si les républicains crient hourra pour la bombe d’Orsini, cela semble marquer leur accord pour encenser la violence et célébrer la sainteté de l’attentat. Leurs mobiles cherchent cependant des vengeances particulières, des ambitions personnelles de domination, où l’attentat n’est que l’exécution docile et souvent inconsciente instiguée par des partis et des sectes qui convoitent le pouvoir. L’on ne peut porter sur les anarchistes les mêmes accusations. S’ils jettent la mort, c’est qu’ils espèrent par des actes de violence hâter la destruction d’une société qui écrase les masses. Encore qu’il y aurait beaucoup à rétorquer sur cette façon d’envisager la propagande, il est certain cependant qu’à la lueur des bombes, les idées anarchistes qui étaient ignorées de la grande masse apparurent sous un aspect nouveau, peut-être tragique.

Cette propagande a laissé des traces profondes, des souvenirs vivaces, bons et mauvais, car chacun la jugeait différemment. Il ne s’agit pas, ici, de reparler de cette époque héroïque des attentats multiples et nombreux qui eurent lieu durant le dernier quart du XIXe siècle (je renvoie le lecteur au mot attentat). À côté de Luchini, qui tua l’impératrice d’Autriche, de Bresci, qui supprima le roi d’Italie, de Czolgosz, qui attenta à la vie du président Mac Kinley, de Ryssakoff et de Jelaboff, qui tuèrent le tsar Alexandre II, de Caserio, qui poignarda le Président Carnot, viennent se joindre les diverses tentatives de meurtre sur les rois, princes et empereurs. Orsini contre Napoléon III, Hoedel-Nobilung contre Guillaume Ier, Moncasi et Gonzalès contre Alphonse XII, Passanante contre le roi d’Italie, Solovieff-Hartmann contre le tsar, De Rosa contre le prince Humberto, etc. L’attentat ne fut point toujours compris, surtout lorsqu’il était commis un peu au hasard ; mais s’il visait un responsable ou un puissant, le geste s’expliquait mieux, trouvait alors, parfois, sinon une justification, tout au moins un certain acquiescement, et certains gestes mêmes furent légitimés. S’il paraît utile de s’élever, parfois, contre de tels gestes, au point de vue de l’intérêt de la propagande, comme l’écrivait A. Lorulot, dans les « Théories anarchistes » : « Il est impossible de blâmer et de juger qui que ce soit, car la lutte est souvent une nécessité douloureuse ; qu’elle soit cela, puisque l’heure n’est pas encore venue où les choses vont se modifier. Frappez, mais n’en faites pas un système, ni un principe. Frappez, quand c’est utile et quand vous ne pouvez pas l’éviter. Partisans de la vie libre et de la révolution humaine, regrettons toujours d’en venir à cette nécessité, et n’oublions pas que la haine injustifiée ne peut que contrarier l’œuvre des pionniers de l’harmonie sociale. » — Hem Day.


RÉGICIDE Mot à mot meurtre d’un roi. Terme qui s’applique non seulement au meurtre d’un roi, mais à toute suppression ou tentative de suppression crimi-