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mais veut que nous marchions vers l’unité et la paralysie, vers l’équilibre des énergies et de la matière.

Comme les monismes, poésies de l’unité, les dualismes, poèmes du combat, m’enivrent parfois, ne me satisfont jamais.

Il est visible que nous vivons dans un monde de guerre. Mais le combat a-t-il la précision que lui veut Zarathoustra ? N’y a-t-il que le bien et le mal ? N’y a-t-il pas, partout ou presque, du mélange ? Si je classe les phénomènes et tous les êtres selon le critérium de mon intérêt, tout ce qui ne m’est pas hostile m’est-il nécessairement favorable ?

Beaucoup de choses me sont indifférentes, neutres, sans saveur de plaisir ou de douleur. Parmi les phénomènes qui me blessent, quelques-uns m’apportent un bien réel… Même si, sur un certain plan, il y a du bien et du mal absolus, ou à peu près, je me transporte parfois dans des régions de lumière sans douce chaleur ni brûlure, par-delà le bien et le mal…

Après la poésie de l’Unité et celle du Combat, les poèmes de la Conciliation. N’y a-t-il pas un lieu où les adversaires s’apaisent et où les contradictoires s’identifient N Les métaphysiques qui essaient ainsi de concilier, dans un troisième terme, les deux armées du dualisme, je les appelle parfois ternarismes.

Les variétés en sont nombreuses. Le plus connu des ternarismes est le système de Hegel. Toujours Hegel dresse l’antithèse en face de la thèse ; il ne prend parti ni pour l’une ni pour l’autre, mais les fait s’épouser, à ce qu’il croit du moins, dans ce qu’il appelle la synthèse. Comme sa métaphysique est un panlogisme ; comme, pour lui, le mouvement des choses et le développement des idées se correspondent : dès qu’il a réussi la synthèse de la thèse et de l’antithèse, il croit avoir expliqué le devenir créé par la coexistence de l’être et du non-être ou par ce qu’il nomme volontiers, avec des mots moins concrets, l’identité des contradictoires. Mais, à regarder de près, on s’aperçoit que la synthèse, le plus souvent, renouvelle la thèse avec des mots en apparence plus larges et escamote, dans ce vague élargi, l’antithèse…

Il n’y a pas moins de poésie dans cette doctrine que dans la plupart des autres… Et il y a des métaphysiques infinitistes qui ont, comme toutes les autres, leur poésie et leurs impossibilités logiques. Et il y a encore le pluralisme, poésie et sens de la diversité.


Dans ce Pluralisme qui sera, demain, notre « Discours de la méthode », Rosny aîné se défend à peu près victorieusement contre toute métaphysique. Il se tient fortement sur le plan scientifique, logique, méthodologique… Ce Pluralisme, néanmoins, produira de nouvelles métaphysiques. Rosny lui-même accomplira l’évolution complète des grands génies philosophiques. Nul n’échappe à la métaphysique. Auguste Comte lui-même – et cependant c’est du nom de sa doctrine que nous appelons le refus à toute métaphysique – après un effort en apparence victorieux, a été plus vaincu que tout autre : il a construit plus qu’une métaphysique : une religion. Mais il n’y a pas défaite à satisfaire un des besoins essentiels de l’homme ; il n’y a pas défaite à être poète. La défaite, c’est de s’embrouiller et se perdre parmi nos besoins divers ou de se refuser à quelques-uns d’entre eux. J’ai besoin de nourriture et j’ai besoin d’air. L’un ne remplace pas l’autre. Voilà ce qu’ignorent ceux qui condamnent métaphysique ou science, ceux qui embrouillent science et métaphysique. Impossible de formuler une loi sans fausser en quelque mesure les phénomènes. Dans la forêt de l’univers, il n’y a probablement pas deux feuilles ou deux phénomènes qui se recouvrent exactement. Pour leur donner un nom commun, les soumettre à une loi com-

mune, il faut oublier leurs différences ; il faut traiter comme identique ce qui n’est pas identique. Pour construire la science, nous consentons à quelque chose qui n’est pas de la science, qui est de la métaphysique.

Sachons-le. Ayons toujours en quelque méfiance ce qui est scientifique, à cause de la quantité de métaphysique que cela contient nécessairement. Ayons en admiration, si nous sommes poètes, tout ce qui est scientifique, à cause de la quantité de métaphysique et de rêve que cela contient nécessairement.

J’appelle métaphysique : l’art d’apaiser les antinomies, l’art de calmer nos contradictions internes. Les antinomies sont-elles purement internes ? Ne résident-elles pas aussi dans la nature des choses ? Si je ne donne pas aux mots un sens équivoque, est-ce que je ne trouve pas toujours la nature en contradiction avec elle-même ?… Peut-être est-il absurde de dire : La nature. Peut-être n’y a-t-il que des natures ? S’il n’y avait ni l’Etre et son travail contradictoire, ni la lutte éternelle de l’Etre et du Non-Etre ? S’il n’y avait que les êtres et l’innombrable Chacun-pour-Soi ?…

En moi aussi les natures se contredisent, se querellent. Que la bataille cesse d’être méchanceté et déchirement pour devenir spectacle, et qui m’émerveille… Je porte en moi des antinomies parce que j’ai des besoins intérieurs multiples. Ces besoins divers et souvent divergents, la métaphysique de chacun les doit satisfaire en chacun de nous.

Les antinomies ? L’Un et le multiple, l’infini et le fini, l’origine et la non-origine… Autant de terrains de heurts et de malentendus qui ont aussi leurs compromis comme l’absolu et le relatif… Les êtres sont. Réalité et existence à la fois dans la multiplicité fantastique des êtres en lutte et en pénétration. Les êtres sont. Contradiction de l’être libre en proie aux libertés contraires, problème d’une âpre « liberté » intérieure en face d’un déterminisme extérieur irrésistible, instabilité de l’être unique envahi par les êtres innombrables. Les êtres sont. Mais forment-ils vraiment un nombre, et fini ? Où sont-ils en dehors du nombre et en quantité infinie ? Je rêve, j’imagine que « tout » est éternel. Et cependant, je crois que « rien » n’est éternel… Les antinomies ? Il m’arrive de les résoudre par un parti-pris qui prend un faux aspect de conciliation. Mais la conciliation véritable m’échappe et elle n’est au pouvoir de personne….

Je suis – si j’ose dire – pluralement pluraliste. Non seulement j’admets (ou je rêve) la multiplicité des êtres et leur durée éternelle. Mais à chacun de ces êtres j’accorde, comme Spinoza à sa substance, un nombre indéfini (Spinoza dit : une infinité d’attributs…). Certes, chaque attribut de chacune de mes Eternités – et chacune de mes Eternités elles-mêmes – est impuissant à créer à lui seul aucun mode, aucune réalité sensible, mais chacune collabore de toute son essence, de tous ses attributs, à produire des êtres innombrables. Dans mon rêve, aucune de ces Eternités, aucune de ces essences qu’Herbart appelle les Réalités n’a jamais existé à l’état séparé. Elle a toujours été prise dans quelque agrégat. Et elle passe d’un complexe à un autre complexe. C’est pourquoi si, en un certain sens, il est juste de remarquer que, pensé isolément, chacun d’eux, incapable de subsister isolé, équivaut au néant et que seuls les phénomènes et les choses possèdent la véritable existence. Et la véritable existence est chose qui passe.

Le pluralisme de Rosny est phénoméniste. Mon pluralisme s’avoue substantialiste. Mais mon substantialisme monadiste se complète d’un pluralisme phénoméniste. Je reconnais que les phénomènes sont hétérogènes et discontinus. L’éternité de la monade ne trou-