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Page:Feuillet Echec et mat.djvu/16

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RIUBOS.

Monsieur le duc, j’eusse désiré que cette rencontre eût lieu dans une plus heureuse occasion, car…

LE DUC.

Je vois avec grand plaisir que vous êtes tout à fait remis de votre blessure, capitaine, et que vous avez pu reprendre votre honorable service.

RIUBOS.

Monsieur le duc, je suis extrêmement sensible à l’amitié que vous me témoignez, mais…

LE DUC.

Vous a-t-on dit au moins que j’avais fait chaque jour demander de vos nouvelles ?

RIUBOS.

Oui, monsieur le duc, j’ai été on ne peut plus touché de cette courtoisie, et c’est avec une véritable affliction…

LE DUC, avec un intérêt goguenard.

Affligé ! Vous êtes affligé, capitaine ? et de quoi ?

RIUBOS.

De l’obligation où je suis de vous demander votre épée.

LE DUC.

Mais il me semble que je vous l’ai déjà donnée, don Riubos ; il est vrai que c’était au travers du corps. Est-ce toujours de la même façon que vous désirez ?…

RIUBOS.

Monsieur le duc, ne plaisantons pas. L’ordre est formel.

LE DUC.

Puis-je le voir ?

RIUBOS.

Le voici.

LE DUC.

De qui vient-il ?

RIUBOS.

Du saint-office.

LE DUC.

Le nom n’y est pas.

RIUBOS.

Votre Excellence doit savoir que c’est l’usage.

LE DUC.

C’est vrai.

RIUBOS.

Duc, j’attends que vous me fassiez l’honneur de me rendre votre épée.

LE DUC, toujours assis, après l’avoir regardé.

Capitaine, j’ai beaucoup voyagé ; j’ai vu des fripons de toutes les espèces, des coquins de toutes les nuances, des drôles de toutes les encolures ; je m’y connais, par conséquent… Eh bien ! je puis vous dire, et cela est flatteur pour vous… que je n’en ai jamais vu un seul qui fût d’un air à vous le disputer, mon capitaine. (Il se lève.)

RIUBOS.

Duc, une telle plaisanterie…

LE DUC.

Je ne plaisante pas, don Riubos, et je m’explique maintenant la propension singulière que j’ai toujours eue à vous donner des coups de canne.

RIUBOS.

Morbleu ! monsieur, vous me ferez satisfaction.

LE DUC, tirant les tablettes, et lisant.

« Chapitre IIe. — Dévotions du roi à l’église del Carmen. Le roi, étant sorti par la sacristie, monta dans un carrosse sans armoiries », etc. Êtes-vous satisfait ?

RIUBOS.

Mes tablettes !

LE DUC, refermant les tablettes et les mettant dans sa poche.

En vérité, je comprends qu’il y ait des gens qui se fassent ermites pour ne pas être exposés à saluer, incognito, de ces espèces-là… Oui, monsieur, ce sont vos tablettes.

RIUBOS.

Je les aurai perdues !

LE DUC.

C’est probable, puisque je les ai trouvées. En vérité, capitaine, ceci est à mes yeux une grande leçon du hasard, ou plutôt un suprême retour de la Providence, qu’un homme qui a passé trente années de sa vie à s’instruire dans l’art de tromper ses semblables, et à pratiquer cet art avec un succès soutenu, un matin, en descendant l’escalier du palais, au lieu de mettre ses tablettes dans sa poche, les mettre à côté, et voilà qu’il culbute subitement, et que sa forte tête lui tombe des épaules. Rendez moi votre épée, don Riubos.

RIUBOS, se découvrant.

Monseigneur, j’ai fait cinq campagnes dans les Flandres, la première, en 1619 ; la seconde…

LE DUC.

Vous avez un aplomb incroyable. Continuez,

RIUBOS.

La seconde, en 1625, à Laensbourg, où je reçus cinq estafilades d’une prodigieuse profondeur. La troisième…

LE DUC.

Continuez.

RIUBOS, se recouvrant et changeant de ton.

Tenez, monseigneur, jouons franc, vous ne gagnerez rien à me perdre, et je puis vous rendre quelques services.

LE DUC.

À la bonne heure ! voilà qui est parler, et je reconnais mon officier de fortune. Vous avez raison, il n’est pas impossible que vous me soyez utile. Mais, avant toutes choses, ne vous y trompez pas, il ressort pleinement de vos tablettes que vous espionnez le roi au profil du premier ministre, le premier ministre au profit du roi, et tous les deux enfin au profit de l’inquisition. (Ici Riubos se découvre.) Ce qui fait que vous êtes pendable de deux côtés au moins. Or, à cette heure que votre position est bien nôtre, sachez que, pour chacun de vos services, je vous rendrai une page de vos tablettes. Maintenant, causons d’affaires : Qui me fait arrêter ?

RIUBOS.

Le comte-duc.

LE DUC.

Bien, le roi le sait-il ?

RIUBOS.

J’ai tout lieu de croire que oui.

LE DUC.

Je vous charge d’obtenir un contre-ordre du grand inquisiteur. Quant au blanc-seing, vous le garderez pour mon service.

RIUBOS.

C’est impossible, monseigneur, ce que vous me demandez là !

LE DUC.

Préférez-vous être pendu, don Riubos ? à votre guise !

RIUBOS.

Peste, mon général ! voilà que je me reconnais ! En vérité, cette brusque franchise de soldat me pénètre, et je suis tout à vous. Je vais vous le prouver. Votre Excellence ignore sans doute que le roi…

LE DUC.

Aime ma femme. Je le savais avant mon mariage. Et c’est pour cela que je l’ai épousée. (Riubos salue respectueusement le duc, comme s’il trouvait son maître en industrie : le duc lui rend son salut.) L’aime-t-il beaucoup ?

RIUBOS.

Autant que le comte-duc vous déteste.

LE DUC.

Diable ! c’est donc une véritable passion ? Il va sans dire, don Riubos, que vous me rendrez compte un à un des projets que formeront contre moi ou contre mon bien ces deux beaux sentiments-là.

RIUBOS.

Si vous le désirez absolument.

LE DUC.

Je le désire. Passons à autre chose. Hier soir, capitaine, entre huit et neuf heures, en rêvant au milieu des jardins de Leurs Majestés, vous avez ramassé un nœud couleur de feu. Vous l’avez sans doute remis au premier ministre ?

RIUBOS.

C’est possible.

LE DUC.

Lequel l’aura remis au roi ?

RIUBOS.

C’est probable.

LE DUC.

Et vous avez dit au premier ministre à qui appartenait ce ruban ?

RIUBOS.

Non ; mais je lui ai avoué que j’avais des soupçons ; le roi est instruit de la chose ; sa curiosité est éveillée, et comme, selon toute probabilité, la personne à qui appartiennent les rubans feu, ignorant qu’elle est épiée, ira ce soir au rendez-vous…

LE DUC.

Capitaine, avec le blanc-seing dont vous êtes porteur, ce soir, à neuf heures, vous arrêterez monsieur de Mediana, et vous le tiendrez deux heures prisonnier.

RIUBOS.

Oui, monsieur le duc. Doit-il savoir qui le fait arrêter ?

LE DUC.

Je ne vois pas d’inconvénient à ce que vous lui disiez que c’est moi. Capitaine, d’après nos conventions, vous avez droit maintenant à recouvrer un chapitre de votre honorable manuscrit, choisissez lequel vous voulez.

RIUBOS.

Excellence, c’est grave !