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Page:Feuillet Echec et mat.djvu/9

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LE CAPITAINE.

À mes heures, Excellence.

OLIVARES, à part.

Quel prétentieux animal ! (Haut.) Mais quelque distraction que vous donnent les dames, vous n’avez pas manqué, je présume, de vous informer des sentiments de la duchesse à l’égard de son mari ?

LE CAPITAINE.

C’était une des recommandations de Votre Excellence, et ce que Votre Excellence me dit une fois reste à jamais gravé dans ma mémoire.

OLIVARES.

Eh bien !

LE CAPITAINE.

Votre Excellence a-t-elle entendu parler de cet oiseau rare, le rara avis dont parle Juvénal, mon auteur favori ?

OLIVARES.

Le phénix.

LE CAPITAINE.

C’est cela. Eh bien ! le duc l’a trouvé.

OLIVARES.

Ainsi la duchesse…

LE CAPITAINE.

Adore son mari, après un mois de tête-à-tête, un mois de solitude et trois mois de mariage.

OLIVARES.

Cela regarde le roi. Passons. Je vous avais encore recommandé une autre personne que le duc et la duchesse.

LE CAPITAINE.

Votre Excellence veut parler du comte de Villa-Mediana, ce jeune poète qui fait si bien les satires ? Eh bien ! j’espère, monseigneur, qu’aujourd’hui même l’objet de son amour mystérieux me sera connu.

OLIVARES, vivement.

Vous dites ?

LE CAPITAINE.

Je dis que Votre Excellence veut que je répète, non point parce qu’elle n’a pas entendu, mais parce qu’elle doute ; je dis que chaque soir, de neuf à dix heures, un homme s’introduit, pardessus les grilles du parc, dans le jardin réservé à Leurs Majestés, et s’y promène une partie de la nuit.

OLIVARES.

Au-dessous des fenêtres de l’appartement de la reine ?

LE CAPITAINE.

Et de ses femmes, monseigneur.

OLIVARES.

Oui, oui. Et cet homme ?

LE CAPITAINE.

Est juste de la taille du comte.

OLIVARES.

Est-ce tout ce que vous en pouvez dire ?

LE CAPITAINE.

Je n’ai été prévenu qu’hier matin. Je me suis embusqué hier soir ; mais la nuit était noire en diable.

OLIVARES.

Et sur les balcons, rien ?

LE CAPITAINE

Si fait, une forme blanche, visible même au milieu de l’obscurité.

OLIVARES.

C’était la reine.

LE CAPITAINE, vivement.

Ou l’une de ses femmes, Excellence ; remarquez que je ne précise rien.

OLIVARES.

Et vous n’avez pas suivi cet homme ?

LE CAPITAINE.

Au contraire, pas pour pas ; si bien que j’ai trouvé, à la place ou il s’était arrêté un instant, un nœud d’épée.

OLIVARES.

L’avez-vous ?

LE CAPITAINE.

Certainement. Seulement, pendant que je me baissais pour le ramasser, l’homme a disparu.

OLIVARES.

Mais vous avez le nœud ?

LE CAPITAINE.

Le voici. (Olivares saisit rapidement le nœud.)

OLIVARES.

Couleur de feu. Il me semble, en effet, en avoir vu un pareil à l’épée du comte. Vive le ciel ! voilà un heureux jour, capitaine ! Vous passerez ce soir chez mon trésorier, et vous trouverez un ordre de vous payer mille piastres.

LE CAPITAINE.

L’heure, Excellence ?

OLIVARES.

Six heures, si vous voulez.

LE CAPITAINE.

Je n’y manquerai pas, monseigneur.

L’HUISSIER.

Le roi se rend près de Son Excellence.

OLIVARES.

Capitaine, sortez par la chambre du conseil et le petit escalier, mais ne vous éloignez pas du palais.


Scène III.

OLIVARES, seul un moment ; puis LE ROI.
OLIVARES.

Je les tiens maintenant, mes deux fiers ennemis : Albuquerque ! Mediana ! Oh ! deux noms odieux ! deux noms qui troublent depuis assez de temps mon repos ! Tandis que cet enfant, hautain prenait ici ma place dans la faveur du maître, l’autre, ce railleur impitoyable, envoyait jusque du fond d’un autre monde sa renommée instiller à la mienne. Mais je les perdrai tous deux, l’un par sa jalousie, l’autre par son amour insensé ; oui, aujourd’hui même si je puis ! Quand éclatera la tempête à laquelle je dois m’attendre, il faut que je sois seul maître de l’esprit du roi…… Leur disgrâce ou la mienne ! (Le roi entre.)

LE ROI.

Olivares, j’ai un conseil à vous demander.

OLIVARES.

Sire…

LE ROI.

Nous faisons, vous le savez, une comédie avec Mediana.

OLIVARES.

En effet. (À part.) Le roi parle toujours au pluriel. (Haut.) Et le sujet est-il arrêté ?

LE ROI.

Oui, duc. Ce sont les amours de François Ier avec madame d’Étampes.

OLIVARES.

Sa Majesté jouera François Ier ?

LE ROI.

Oui.

OLIVARES.

Et le duc d’Albuquerque ?

LE ROI.

J’ai envie de lui proposer le rôle de M. d’Étampes. Croyez-vous qu’il acceptera ?

OLIVARES.

Nous tâcherons.

LE ROI.

Au reste, ne pensez-vous pas que la duchesse aura saisi avec empressement l’occasion de cette lettre de la reine pour se sauver de sa prison ?

OLIVARES.

De sa prison ! Oh ! sire, le mot est dur pour M. d’Albuquerque.

LE ROI.

En vérité, Olivares, je suis peu disposé à l’épargner. Depuis trois mois, cet homme fait manquer tous nos projets. Nous faisons un complot pour isoler la duchesse Sidonia, il l’épouse, et il enlève la nouvelle mariée de la cour. Nous le rappelons en lui donnant un commandement, dans l’espérance qu’il ramènera sa femme avec lui ; pas du tout, il revient seul, et tout cela par instinct de contrariété, car il ne se doute de rien.

OLIVARES.

Sire, le duc n’en est peut-être encore qu’à ces vagues pressentiments qui précèdent les catastrophes. Mais il a l’esprit trop judicieux pour négliger ces avertissements providentiels ; sans savoir d’où viendra le coup, il le flaire et se met en garde.

LE ROI.

Eh bien ! nous verrons comment il va parer celui-ci. La duchesse, si elle obéit, comme je n’en doute pas, à cet ordre de la reine, sera ici vers midi, tandis que, selon toute probabilité, le cher duc ne reviendra que demain.

OLIVARES.

Oui, mais demain, ce sera à recommencer ; le piège où il aura été pris le rendra plus déliant encore.

LE ROI.

Mais, en vérité, ce n’est pas la peine, mon cher duc, d’être premier ministre, de s’appeler Olivares, de passer pour le premier politique du monde, si tu ne trouves pas moyen d’éloigner, pour huit jours, un mari de sa femme.