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bords : « La plupart des hommes qui étaient là (chez M. Dambreuse) avaient servi, au moins, quatre gouvernements ; et ils auraient vendu la France ou le genre humain, pour garantir leur fortune, s’épargner un malaise, un embarras, ou même par simple bassesse, adoration instinctive de la force. »[1].

Il a bien observé l’évolution politique de cette bourgeoisie, qui, libérale avant 1830, était devenue férocement réactionnaire une fois au pouvoir. Un des convives de M. Dambreuse traduit ainsi cet état d’esprit : « C’est comme votre Presse ! Les lois de septembre… sont infiniment trop douces ! Moi, je voudrais des cours martiales pour bâillonner les journalistes ! À la moindre insolence, traîné devant un conseil de guerre !… »[2].

Il note au passage son égoïsme à l’égard des ouvriers, égoïsme que Martinon résume dans cette phrase hypocrite et prudhommesque : « Quand les basses classes voudront se débarrasser de leurs vices, elles s’affranchiront de leurs besoins. Que le peuple soit plus moral et il sera moins pauvre »[3].

On pourra objecter qu’il a exagéré, qu’il a été aveuglé par sa haine du « bourgeois », et cependant M. Thureau-Dangin, peu suspect de partager les antipathies de Flaubert, ne porte pas un jugement très favorable à la bourgeoisie : « On prétendait que le règne de cette classe aboutissait à rétablir une nouvelle féodalité, la « féodalité financière », ou pour parler comme Proudhon, à remplacer l’aristocratie par la « bancocratie »…

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« Depuis qu’elle était maîtresse, la bourgeoisie avait fait preuve de sérieuses qualités ; elle s’était montrée sensée, instruite, laborieuse, honnête. Mais elle avait deux causes de faiblesse : l’une était sa rupture avec l’aristocratie de naissance, que l’aristocratie d’argent ne suppléait pas ; l’autre était la part insuffisante faite, dans sa vie morale, au christianisme, que ne pouvait pas non plus remplacer la philosophie éclectique, alors officiellement investie du gouvernement des âmes, mais incapable de répondre à toutes leurs questions, de satisfaire à tous leurs besoins… »[4].

Ailleurs, M. Thureau-Dangin cite ces paroles de Renan au sujet de la bourgeoisie de la fin du règne de Louis-Philippe : « Le matérialisme en politique produit les mêmes effets qu’en morale ; il ne saurait inspirer le sacrifice, ni par conséquent la fidélité… On dira peut-être que ses intérêts bien entendus, en faisant sentir au bourgeois le besoin de la stabilité, suppléeront aux principes et l’attacheront solidement à son parti : il n’en est

  1. L’Éducation sentimentale, p. 342. À rapprocher d’une appréciation de Renan citée plus loin.
  2. Idem, p. 227.
  3. Idem, p. 339.
  4. Thureau-Dangin t. VI, p. 48 et 49.