Page:Flaubert - L’Éducation sentimentale (1891).djvu/33

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se balançaient, en faisant trembler sur la boue de longs reflets jaunâtres. Des ombres glissaient au bord des trottoirs, avec des parapluies. Le pavé était gras, la brume tombait, et il lui semblait que les ténèbres humides, l’enveloppant, descendaient indéfiniment dans son cœur.

Un remords le prit. Il retourna aux cours. Mais comme il ne connaissait rien aux matières élucidées, des choses très simples l’embarrassèrent.

Il se mit à écrire un roman intitulé : Sylvio, le fils du pêcheur. La chose se passait à Venise. Le héros, c’était lui-même ; l’héroïne, Mme Arnoux. Elle s’appelait Antonia ; — et, pour l’avoir, il assassinait plusieurs gentilshommes, brûlait une partie de la ville et chantait sous son balcon, où palpitaient à la brise les rideaux en damas rouge du boulevard Montmartre. Les réminiscences trop nombreuses dont il s’aperçut le découragèrent ; il n’alla pas plus loin, et son désœuvrement redoubla.

Alors, il supplia Deslauriers de venir partager sa chambre. Ils s’arrangeraient pour vivre avec ses deux mille francs de pension ; tout valait mieux que cette existence intolérable. Deslauriers ne pouvait encore quitter Troyes. Il l’engageait à se distraire, et à fréquenter Sénécal.

Sénécal était un répétiteur de mathématiques, homme de forte tête et de convictions républicaines, un futur Saint-Just, disait le clerc. Frédéric avait monté trois fois ses cinq étages, sans en recevoir aucune visite. Il n’y retourna plus.

Il voulut s’amuser. Il se rendit aux bals de l’Opéra. Ces gaietés tumultueuses le glaçaient dès la porte. D’ailleurs, il était retenu par la crainte d’un affront pécuniaire, s’imaginant qu’un souper avec un domino entraînait à des frais considérables, était une grosse aventure.

Il lui semblait, cependant, qu’on devait l’aimer !