Page:Flaubert - Salammbô.djvu/505

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Mon cher Ami,

Je n’entreprendrai pas d’aller vous voir demain, vous me l’avez vous-même interdit.

J’achève Salammbô. C’est beau et robuste, éblouissant de spectacle et d’une intensité de vue extraordinaire. Vous êtes un grand peintre, mon cher ami, mieux que cela un grand visionnaire ; car comment appeler celui qui crée des réalités si vives avec ses rêves et qui nous y fait croire. Il ne fallait rien moins que cet éclat et cet épanouissement définitif de toutes vos forces pour ne permettre à personne de regretter Madame Bovary, le grand écueil vous le savez. De nouveaux horizons plus vastes, une mise en scène prodigieuse ont permis à votre manière de se mettre au large ; et votre exécution, déjà si ferme, a pris une âpreté et un relief qui font de vous un praticien consommé. Je parle ici seulement du métier.

Je vous dirais mal, en courant, tout ce que cette lecture m’a causé de surprise et d’intime plaisir. J’aime beaucoup l’auteur et je goûte singulièrement le talent : je m’intéresse de tout cœur au succès du livre, succès déjà fait, mais dont nous recauserons, car je n’ai pas fini.

Au revoir, mon ami, je vous serre la main et je partage bien affectueusement avec vous des satisfactions que vous avez si rudement gagnées.

Eug. Fromentin.
Samedi soir, 29 novembre.

Mon cher Gustave,

J’ai été heureux, non surpris, de votre bon et délicat souvenir. J’ai lu Salammbô ; à vrai dire, je suis éreinté par cette érudition vertigineuse. Par quelle puissance d’étude, d’abstraction et d’assimilation, êtes-vous arrivé à voir et à vous rendre compte d’une bataille sous les murs de Carthage à l’époque d’Hamilcar, comme M. Thiers peut ou pourrait (à votre goût) raconter et décrire Austerlitz ou Waterloo ? Vous vous promenez dans Carthage comme à peine je me promènerais dans Paris, et vous vivez de leur vie, de tout le passé de leur vie, comme pour savoir dans leurs armées vivre de la vie de leurs contemporains. Et toute cette incroyable révolution antique fait cortège à de très belles, très belles pages, que s’offrirait, d’outre-tombe, à signer des deux mains l’auteur de Velléda.