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Page:Fontanes - Œuvres, tome 1.djvu/9

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LETTRE DE M. DE CHATEAUBRIAND.

tendre. Resté le dernier, je m’occupe à tout arranger dans la maison vide, à fermer les portes et les fenêtres. Ces pieux devoirs remplis, si mes amis, lorsque je les irai rejoindre, me demandent ce que je faisais, je leur répondrai : « Je pensais à vous. » Il y aura bientôt entre eux et moi communion de poussières après union de cœurs.

Les hommes d’autrefois, en vieillissant, étaient moins ã plaindre et moins isolés que ceux d’aujourd’hui : s’ils avaient perdu les objets de leur affection, peu de chose d’ailleurs avait changé autour d’eux, étrangers à la jeunesse, ils ne l’étaient pas à la société. Maintenant un traînard dans ce monde a non-seulement vu mourir les individus, mais il a vu mourir les idées : principes, mœurs, goûts, plaisirs, peines, sentiments, rien ne ressemble à ce qu’il a connu : il est d’une race différente de l’espèce humaine au milieu de laquelle il achève ses jours.

Et pourtant, France du dix-neuvième siècle, apprenez à estîmer cette vieille France qui vous valait. Vous deviendrez vieille à votre tour, et l’on vous accusera, comme on nous accuse, de tenir à des notions surannées. Ne reniez pas vos pères ; vous êtes sortis de leur sang : s’ils n’eussent été généreusement fidèles aux antiques mœurs, vous n’auriez pas puisé dans cette fidélité native l’énergie qui vous a rendus célèbres dans les mœurs nouvelles : ce n’est entre les deux Frances qu’une transformation de vertu.

Si je ne puis, Madame, entrer dans le détail des qualités éminentes qui distinguaient votre père, je suis heureux du moins en m’en allant, de signer mon nom au bas de sa gloire, comme j’ai signé l’acte de votre naissance.


Châteaubriand.