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Page:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1844, T1.djvu/31

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ABAILARD. 5

chaque individu humain, en tant qu’homme est une espèce, on peut dire de Socrate, cet homme est une espèce ; si Socrate est une espèce, Socrate est un universel ; et s’il est universel, il n’est pas singulier ; il n’est pas Socrate (Ib., p. 520, 522). On connaît moins la polémique d’Abailard contre le nominalisme, et il est probable qu’elle fut beaucoup moins vive car à l’époque où il parut, le nominalisme comptait peu de partisans : son chef, Roscelin, avait encouru les anathèmes d’un concile ; et la piété alarmée avait repoussé une doctrine qui, en religion, aboutissait à l’hérésie. — Le système nouveau qu’Abailard proposa consistait à admettre que les universaux ne sont ni des choses, ni des mots, mais des conceptions de l’esprit. Placé en présence des objets, l’entendement y aperçoit des analogies ; il considère ces analogies à part des différences ; il les rassemble, il en forme des classes plus ou moins compréhensives ; ces classes sont les genres et les espèces. L’espèce n’est pas une essence unique qui réside à la fois en plusieurs individus ; elle est une collection de ressemblances. « Toute cette collection, quoique essentiellement multiple, dit Abailard, les autorités l’appellent un universel, une nature, de même qu’un peuple, quoique composé de plusieurs personnages, est appelé un (Ib., p. 524). » Abailard appuyait cette théorie sur deux sortes de preuves, les unes historiques, les autres rationnelles. Il essayait de montrer qu’elle s’accordait de tout point avec les textes de Porphyre, de Boëce, d’Aristote : démonstration indispensable, au XIIe siècle, dans l’état de la science et des esprits ; il opposait de subtiles réponses aux difficultés subtiles que ses adversaires tiraient principalement des conséquences apparentes de son système ; enfin il essayait, au moyen de ses principes, de résoudre un problème difficile et souvent agité depuis dans les écoles, celui de l’individuation. Cette polémique singulièrement déliée, et souvent obscure par cela même, n’est pas susceptible d’analyse il faut l’étudier dans le texte même ou dans la traduction que M. Cousin a donnée des principaux passages qui s’y rapportent (Ib., p. 526 et suiv. préface, p. 155 et suiv.). — La théorie d’Abailard a reçu, de son caractère même, le nom de conceptualisme. Sans nous engager ici dans une discussion qui trouvera sa place ailleurs (Voyez Conceptualisme, nous ferons observer qu’elle dissimule la difficulté plutôt qu’elle ne la résout. Dire que les universaux sont des conceptions de l’esprit, c’est avancer une proposition que personne ne peut songer à contester, ni les réalistes qui en font des choses, ni même les nominalistes qui en font des mots, puisque toute parole est nécessairement l’expression d’une pensée. La vraie question était de savoir si par-delà l’entendement qui conçoit les idées générales, par-delà les objets individuels entre lesquels se trouvent des ressemblances que les idées générales résument, il existe autre chose encore, des lois, des principes, un plan, qui soient la source commune de ces ressemblances et le type souverain de ces idées. Or, cette question, Abailard ne la résout qu’indirectement, d’une manière évasive. Il se défend d’être nominaliste, et au fond il nie, comme Roscelin, la réalité des universaux ; il pense comme lui, s’il ne parle pas de même. Malgré son peu de valeur scientifique, le conceptualisme n’en obtint pas moins de succès. Il joue le principal rôle dans le curieux et frappant tableau que Jean de Salisbury nous trace du mou-