Page:Gaboriau - Monsieur Lecoq, Dentu, 1869, tome 2.djvu/76

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— Dois-je m’abaisser jusqu’à me justifier ? dit-elle. Dois-je affirmer que si je soupçonne ce qu’ont pu projeter mon père et Chanlouineau, je n’ai pas été consultée ? Me faut-il vous apprendre qu’il est des sacrifices au-dessus des forces humaines ? Soit. J’ai trouvé en moi assez de dévouement pour renoncer à l’homme que j’avais choisi… Je ne saurais me résoudre à en accepter un autre.

Maurice baissait la tête, foudroyé par cette parole vibrante, ébloui de la sublime expression du visage de Marie-Anne.

La raison lui revenait, il sentait l’indignité de ses soupçons, il se faisait horreur pour avoir osé les exprimer.

— Oh ! pardon !… balbutia-t-il, pardon !…

Que lui importaient alors les causes mystérieuses de tous ces événements qui se succédaient, les secrets de M. Lacheneur, les réticences de Marie-Anne !…

Il cherchait une idée de salut ; il crut l’avoir trouvée.

— Il faut fuir ! s’écria-t-il, partir à l’instant, sans retourner la tête !… Avant la nuit nous aurons passé la frontière…

Les bras étendus, il s’avançait comme pour prendre possession de Marie-Anne, et l’entraîner, elle l’arrêta d’un seul regard.

— Fuir !… dit-elle d’un ton de reproche, fuir !… et c’est vous, Maurice, qui me conseillez cela. Quoi !… le malheur frappe à coups redoublés mon pauvre père, et j’ajouterais ce désespoir et cette honte à ses douleurs !… La solitude s’est faite autour de lui, ses amis l’ont abandonné, et moi, sa fille, je l’abandonnerais !… Ah ! je serais, si j’agissais ainsi, la plus vile et la plus lâche des créatures. Si mon père, châtelain de Sairmeuse, eût exigé de moi ce que j’ai hier soir accordé à ses instances, je me serais peut-être résolue au parti extrême que vous m’offrez… je serais sortie en plein jour de Sairmeuse au bras de mon amant. Ce n’est pas le monde que je crains,