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Page:Gautier - Constantinople, Fasquelle, 1899.djvu/144

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CONSTANTINOPLE.

s’ébauchaient lumineusement dans la vapeur d’un lointain bleuâtre ; je commençais à balancer ma tête d’une épaule à l’autre, cédant à la puissance d’incantation et d’évocation de cette musique si contraire à nos habitudes et pourtant d’un effet si pénétrant. — Je regrette beaucoup que Félicien David ou Ernest Reyer, si habiles tous deux à saisir les rhythmes bizarres de la musique orientale, ne se soient pas trouvés là pour noter cette mélodie d’une suavité vraiment céleste.

Immobiles au milieu de l’enceinte, les derviches semblaient s’enivrer de cette musique si délicatement barbare et si mélodieusement sauvage, dont le thème primitif remonte peut-être aux premiers âges du monde ; enfin, l’un d’eux ouvrit les bras, les éleva et les déploya horizontalement dans une pose de Christ crucifié, puis il commença à tourner lentement sur lui-même, déplaçant lentement ses pieds nus, qui ne faisaient aucun bruit sur le parquet. Sa jupe, comme un oiseau qui veut prendre son vol, se mit à palpiter et à battre de l’aile. Sa vitesse devenait plus grande ; le souple tissu, soulevé par l’air qui s’y engouffrait, s’étala en roue, s’évasa en cloche comme un tourbillon de blancheur dont le derviche était le centre.

Au premier s’en était joint un second, puis un troisième, puis toute la bande avait suivi, gagnée par un vertige irrésistible.

Ils valsaient, les bras étendus en croix, la tête inclinée sur les épaules, les yeux demi-clos, la bouche entr’ouverte comme des nageurs confiants qui se laissent emporter par le fleuve de l’extase ; leurs mouvements, réguliers, onduleux, avaient une souplesse extraordinaire ; nul effort sensible, nulle fatigue apparente ; le plus intrépide valseur allemand serait tombé mort de suffocation ; eux continuaient de tourner sur eux-mêmes comme poussés par la suite de